DIFFUSION DES OEUVRES PAR LA MAISON GOUPIL ET Cie

Jeune fille, 1852, Toulmouche
Le billet, 1861, Toulmouche
Le salon de 1874, J. Béraud
La vente des tableaux
Les reproductions gravées et photographiques
Réception des reproductions : le public et les critiques

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. LA VENTE DES TABLEAUX

Goupil, marchand de tableaux - Analyse statistique

GOUPIL, MARCHAND DE TABLEAUX

Goupil, marchand de tableaux L'activité de marchand de tableaux d'Adolphe Goupil (1806-1893) débute en 1846 mais elle prend vraiment son essor à partir de 1861, au moment de l'arrivée de Vincent van Gogh (1) dans la société. Pendant la décennie 1848-1858, la maison Goupil vend, en moyenne, moins de cent tableaux par an puis à partir de 1860, ce nombre s'accroît considérablement pour atteindre environ plus de cinq cents tableaux par an (2).

Ce développement soudain coïncide avec l'inauguration de la galerie de tableaux installée au 9 et 11 rue Chaptal où se trouve aussi des logements pour artistes, une imprimerie et des ateliers (3). Pour cette occasion, Goupil organise une exposition de peinture ouverte pendant tout le mois de mai 1860. L'initiative est appréciée par la presse, par la Gazette des Beaux-Arts (4) notamment, qui lui consacre un long article et présente quelques-uns des quatre-vingts tableaux, signés pour la plupart par de jeunes artistes dont la réputation n'est plus à faire. Elle souligne, à juste titre, l'intérêt pour les peintres d'exposer leurs nouvelles productions durant une année marquée par l'absence de la grande exposition officielle (5). L'exposition de la rue Chaptal, avec une cinquantaine d'artistes est, cependant bien loin de remplacer le Salon qui demeure toujours, à cette époque, la principale vitrine pour la vente des œuvres des artistes.

Constatons, de notre côté, que les peintres habitués de la Boîte à Thé sont très nombreux pour la simple raison que Goupil avait l'habitude d'y venir pour rencontrer les artistes. Signalons aussi que Jean-Léon Gérome, installé au 70, rue Notre-Dame des Champs dès la construction des ateliers en 1855, avait des liens très proches avec Adolphe Goupil puisque le peintre se maria en 1862 avec la fille du grand marchand. Toulmouche qui expose trois tableaux, dont La montre, a pu connaître Goupil au même moment mais c'est seulement en 1858 que les premières affaires entre Toulmouche et Goupil débutent avec l'achat de La leçon, l'un des tous premiers tableaux du peintre inspirés de la vie contemporaine.

ANALYSE STATISTIQUE

Les résultats de l'analyse statistique se fondent sur les ventes de tableaux de cinq peintres : Baugniet, De Jonghe, Saintin, A. Stevens et Toulmouche. Relevés dans les registres de la maison Goupil et Cie (6), les renseignements dont je dispose concernent 179 tableaux et sont suffisamment précis pour me permettre d'apporter quelques conclusions.

1- La période d'achats la plus importante

Il ressort très nettement que le commerce des œuvres s'est amorcé dès 1860 et s'est poursuivi à un bon niveau jusqu'en 1875. Pendant quinze ans, la maison Goupil et Cie achète en moyenne une dizaine de tableaux par an, ce qui ne constitue pas, en soi, un débouché énorme pour nos artistes. Mais on doit noter qu'il est régulier et ce, sur une longue période alors que le genre ne se renouvelle guère. Ce premier constat nous permet seulement de confirmer la pérennité d'un genre sans donner toutefois les raisons de cette interruption assez soudaine en 1875.

Si l'on regarde de plus près le cas de chaque artiste, on remarque de fortes disparités, ce qui amène à nuancer ma première conclusion. De Jonghe, en effet totalise à lui seul 74 œuvres vendues, vient ensuite Toulmouche avec 58, ce qui représente à eux deux les trois quarts des ventes totales. Ces deux peintres sont les premiers à avoir écoulé leurs marchandises. Nous avons vu que Toulmouche commence à vendre à Goupil dès 1858. Jusqu'en 1865, il vend 27 tableaux dont 13 copies ! On imagine aisément avec ces chiffres que Toulmouche, devenu un peintre à la mode, devait faire face à de nombreuses commandes. Sa carrière prend alors une nouvelle orientation et le peintre abandonne définitivement les sujets néo-grecs. De Jonghe entend profité également de cet engouement pour ces petites scènes familiales de la bourgeoisie. Les premières ventes à Goupil débutent en 1860 et, l'année suivante, il expose au public ses premières toiles "modernes" qui sont de véritables copies de celles de Toulmouche. Au Salon de 1863, un critique avoue s'être trompé entre les deux artistes tant la ressemblance est grande (7), ce qui se comprend si l'on compare par exemple, La montre avec La lecture interrompue de De Jonghe (ill. p.130). Le succès de cette peinture ne se dément pas et à partir de 1865, la maison Goupil et Cie achète régulièrement un ou deux tableaux à deux nouveaux venus, Charles Baugniet (8) et Emile Saintin. Ce dernier, qui vécut aux Etats-Unis jusqu'en 1862 envoyait alors aux Salons des scènes de l'Ouest américain (9). Les deux peintres abordent les sujets de la vie sentimentale des jeunes filles bourgeoises, sujets qui obtiennent la faveur du public et remplacent les scènes de la mère avec son enfant. Le cas d'Alfred Stevens, l'"inventeur" du nouveau genre est particulier puisque les achats de Goupil le concernant apparaissent avant tout comme des achats occasionnels sans comparaison avec ceux de Toulmouche ou de De Jonghe.

2 - Achats d'oeuvres exposées aux Salons

L'apparition de nos quatre peintres dans les affaires de la maison Goupil correspond aux différents moments où les artistes ont exposé aux Salons des œuvres proches de la manière d'Alfred Stevens. Cette "coïncidence" tend à prouver que la visite au Salon est le meilleur moyen pour Goupil de découvrir de nouveaux peintres dont la production obéit aux critères qu'il recherche. Le cas de Baugniet est significatif : les premières toiles achetées par Goupil sont les six tableaux que le peintre a exposés aux Salons de 1865, 1866 et 1867. Mais cet exemple est encore plus révélateur de la méthode de Goupil si l'on examine la destination des œuvres. Cinq de ces tableaux ont été vendus à Knoedler (10) installé à New-York et le sixième est parti à Londres, chez le marchand anglais Wallis. Confronter cette donnée avec celle des œuvres vendues dans chaque pays étranger par Goupil, évitera un long commentaire sur ses intentions. Il apparaît, en effet, clairement que la demande américaine est très forte dès 1860 pour le type d'œuvres qui nous intéressent. Ainsi, sur les dix-huit toiles de Baugniet dont les acheteurs sont connus par les registres de vente, treize d'entre elles partiront à New-York, quatre à Londres et une seule en France. Toulmouche, De Jonghe seront également d'importants fournisseurs jusqu'en 1874.

3 - Destination des oeuvres

Ces résultats seraient incompréhensibles si l'on ne mentionnait pas l'organisation commerciale de la maison Goupil et Cie. A Berlin, La Haye, Londres et New-York, se trouvent des succursales où des associés se chargent d'écouler la marchandise. Les deux tiers des œuvres environ sont exportés en Amérique et en Angleterre, et le reste en Belgique, en Hollande et dans une très moindre mesure, en Autriche et en Allemagne. Au total, 90% des œuvres partent à l'étranger. Dans les registres de vente, il est parfois fait mention du nom des collectionneurs. C'est le cas probablement pour les affaires qui ont été traitées directement à Paris par les acheteurs eux-mêmes ou un de ses représentants. Regardons en particulier les achats des Américains qui, avec les Anglais, sont jusqu'en 1875, les plus grands amateurs des tableaux de Toulmouche, Baugniet et De Jonghe. Devenue une puissance industrielle à partir de 1860, l'Amérique offre des débouchés inépuisables pour les marchands de peinture grâce aux très riches industriels comme les Walters ou les Van der Bilt (11).

4 - Evolution des prix

L'étude des prix des œuvres a été établie à partir d'une liste de 103 tableaux dont on connait à la fois les prix d'achat et de vente (12). Avant même d'en présenter les résultats, il faut mentionner l'existence d'œuvres représentant des figures de jeunes filles. Ces œuvres, pour la plupart de Toulmouche, sont peu nombreuses et leurs prix sont dérisoires en comparaison de ceux des grandes compositions (13).

Le prix de vente entre 1865 et 1870 varie globalement entre 1 500 et 3 000 francs. Après cette période, les prix ne cessent de s'accroître très rapidement. En 1873, les œuvres sont achetées par Goupil pour une somme de 5 000 francs mais il assez courant de voir certaines toiles atteindre et même dépasser les 10 000 francs. Le prix d'achat moyen diffère notablement selon les artistes. On constate que celui de De Jonghe est plus de deux fois au dessous de ceux d'Auguste Toulmouche et d'Alfred Stevens. Les sommes atteintes pour ces œuvres aux formats réduits sont donc extraordinairement élevées. Que l'on songe, qu'à la même époque, des œuvres importantes de Corot ou de Millet étaient vendues seulement quelques centaines de francs.

Lorsque Goupil vend un tableau, son prix est majoré en moyenne de 22%. Les cas de vente à perte sont rarissimes. En revanche, le même tableau peut être vendu plus d'une fois et demie son prix d'achat. Le tableau de Baugniet, Les indiscrètes est vendu 7 500 francs par Goupil alors qu'il a été acheté la même année 4 500 francs; en 1873, L'Hiver de Toulmouche, acheté 6 000 francs part quelques mois plus tard à New-York pour la somme de 10 000 francs. Toute la méthode de Goupil est là : elle consiste à acheter cher et à vendre beaucoup plus cher encore auprès de personnes nouvellement fortunées qui ont soif de luxe et qui sont prêtes à mettre le prix fort pour posséder les œuvres les plus convoitées.

Cette courte présentation des ventes des tableaux de Toulmouche et de ses émules s'est portée sur un nombre réduit de peintres et demanderait sans doute à être complétée par celles des peintres de genre ayant eu une activité moins restrictive dans le choix de leurs thèmes. Retenons en particulier la présence précoce de Goupil sur le marché d'œuvres qui ont enthousiasmé immédiatement le public. Un an après le succès de Stevens à l'exposition de 1857, Goupil est en mesure de vendre à sa clientèle des tableaux du même genre. En répondant le premier à cette demande, Auguste Toulmouche acquiert très vite une grande renommée, ce qui explique du même coup le nombre élevé de commandes et de copies jusqu'en 1865. De Jonghe, dès 1860, vend davantage mais à des prix inférieurs. L'arrivée de Baugniet et de Saintin, quelques années plus tard, montre l'existence d'une demande régulière pour des tableaux d'un genre un peu différent, ceux de la jeune femme et non plus ceux de la mère avec son enfant que Toulmouche et De Jonghe, par ailleurs, abordent de moins en moins souvent.

Tous ces peintres ont bénéficié d'un contexte très favorable grâce à la nouvelle orientation de la maison Goupil et Cie. Cette orientation prise en faveur du commerce de l'art à partir de 1860 a connu un développement spectaculaire grâce à une organisation commerciale implantée à l'étranger, et plus particulièrement en Amérique où les potentialités du marché de l'art paraissent inépuisables. Les peintres choisis par Goupil, tous très jeunes (14) mais déjà récompensés aux expositions officielles et appréciés du public, ont profité de cette situation qui a perduré jusqu'en 1875. Le rôle de Goupil, dans l'évolution de la carrière des peintres n'est sans doute pas à négliger : toutes les ventes réalisées dans les pays étrangers, sans tenir compte des intérêts financiers, ont incontestablement soutenu la renommée d'artistes de faible talent (15) qui ont toujours produit des tableaux très peu différents les uns des autres. Sans cet important débouché fourni par Goupil, il n'est pas si sûr que la vogue de cette peinture aurait pu se maintenir aussi longtemps. Elle semble en effet s'essouffler aux alentours des années 1875 (16) alors que les critiques relevaient déjà depuis plusieurs années l'aspect répétitif des tableaux.

 

2. LES REPRODUCTIONS GRAVEES ET PHOTOGRAPHIQUES

Goupil, éditeur d'estampes et de photographies - Analyse statistique

GOUPIL, EDITEUR D'ESTAMPES ET DE PHOTOGRAPHIES

La première activité d'Adolphe Goupil fut le commerce des gravures et des lithographies. Ce commerce débute en 1829 avec l'association d'Henry Rittner (1802-1840), éditeur allemand qui s'était installé à Paris en 1827 pour ouvrir une boutique d'estampes. Après le décès de Rittner, la société accueille successivement divers associés (17) et prend le nom de Goupil et Cie à partir de 1850 (18).

1. Gravures

Pour les contemporains, le rôle de la maison Goupil a été considérable dès les premières années de sa création. De fait, en offrant du travail aux graveurs de burin après la Révolution de 1830 (19), elle a pu préserver l'exercice d'une technique considérée comme la plus noble en gravure. Cependant, comme le souligne, Annick Bergeron, "la gravure au burin exige tant de métier, de patience et de temps qu'elle n'est plus adaptée aux exigences du commerce", et donnant l'exemple de la Jane Gray de Delaroche et de la Joconde gravée par Calamatta (20), elle montre très bien qu'"il était nécessaire de trouver d'autres solutions plus économiques et plus rapides afin de répondre à la demande sans cesse croissante d'images" (21). Ainsi, parallèlement à l'activité des burinistes, se développe celle des graveurs qui travaillent un procédé beaucoup plus rapide, appelé procédé Goupil et qui consiste à utiliser trois techniques différentes : l'aquatinte, l'eau-forte et la manière noire mêlés au burin. La qualité de ses reproductions a assuré la réputation de la maison Goupil qui s'est ouvert, dès 1846, au commerce international (22). Les œuvres de Toulmouche gravées par la maison Goupil (23) sont celles des années 1858-1862. Essentiellement exécutées selon le procédé Goupil, plus rapide et moins coûteux, les reproductions paraissent cependant aux alentours des années 1864. A cette date, la société édite déjà en masse ses reproductions photographiques mais les estampes, de grands formats, parfois proposées en couleur, sont des images réservées à un public beaucoup plus fortuné. Ce type de reproductions, en nombre relativement faible, ne s'est donc pas prolongé puisqu'il ne pouvait rivaliser avec le procédé photographique, qui permettait à la fois de très bonnes qualités de restitution, un moindre coût de fabrication et de ce fait, une diffusion très large.

2. Photographies

Chez Goupil, comme dans d'autres maisons d'édition, les premiers essais de reproductions photographiques débutent vers 1853. Mais la mise en œuvre est onéreuse et ne permet pas d'envisager un succès commercial. C'est seulement avec la grande publication en 1858 de l'Œuvre de Paul Delaroche (24) que la reproduction d'œuvres d'art par les procédés photographiques apparaît sans conteste comme le moyen le plus rapide et le plus économique. Mais la production des images doit être organisée à une échelle industrielle. Elle nécessite donc une standardisation qui s'exprime, chez la maison Goupil et Cie, par la création de quatre séries distinctes ayant chacune leurs caractéristiques propres dans leurs formats, leurs supports et en conséquence dans leurs utilisations auprès de l'acquéreur.

A la fin de l'année 1858, Goupil publie les premiers numéros d'une série de reproductions photographiques appelée Galerie Photographique. Il s'agit d'épreuves collées sur papier de Chine et contrecollées sur bristol blanc. De par le format du support de la photographie (25), sa fonction est d'être encadrée ou posée sur les murs. En 1860, c'est une toute autre série qui voit le jour. Avec son épreuve de 6x9 cm montée sur un bristol jaune de 6,5x10,5 cm, la nouvelle série appelée Carte de Visite a le format de ces petites cartes inventées par Eugène Disdéri, le support privilégié selon lui pour publier les œuvres d'art et réaliser une véritable source documentaire utile à l'étude. Elle est destinée à être collectionnée ou collée dans des albums. Une troisième série, le Musée Goupil, est lancée vers 1865. Celle-ci se présente sous forme d'une épreuve de 9x12 cm collée sur papier de Chine et contrecollée sur un grand bristol de 31x43 cm. De par ce format, elle est également conçue pour être encadrée et exposée au mur.

La publication de ces trois séries correspond, à mon sens, à une première période qui couvre approximativement la décennie 1860. Lorsque la Carte Album, épreuve de 9x12 cm sur un bristol de 11,5x16 cm, apparaît en 1872, on constate que la reproduction d'œuvres nouvelles sous forme de la Carte de Visite s'interrompt, suivie deux ans plus tard par celle du Musée Goupil. Cela ne signifie pas que la publication de ces séries cesse définitivement. Avec 1 000 numéros pour la première et 1 200 pour la seconde série, la maison Goupil possède un stock d'images énormes sur l'art des années 1850-1870. Par ce changement d'orientation, Goupil a la volonté, me semble-t-il, de mieux répondre à la demande du public. Il publie, à partir de 1872, ses nouvelles reproductions sous le format de la Carte Album et de la Galerie Photographique. Cette série, la plus ancienne, est celle aussi qui collait le mieux à l'actualité de la vie artistique.

ANALYSE STATISTIQUE

Il s'agit d'étudier, à partir des reproductions photographiques publiés par Goupil, l'ampleur de la diffusion des œuvres représentant des scènes intérieures de la vie bourgeoise. Les artistes concernés sont les suivants : Baugniet, De Jonghe, Saintin et Toulmouche (26). C'est un choix restreint mais suffisant puisque ce sont les artistes les plus représentés (27). Toutefois, je prends en compte aussi la production de Boutibonne, Faivre et Enault, tous des peintres spécialisés dans le même genre mais beaucoup moins diffusés par la gravure. Le cas d'Alfred Stevens n'entre pas dans cette étude puisqu'une seule de ses œuvres a été reproduite par la maison Goupil (28).

1- la période de publication la plus importante

Avant d'aborder plus précisément notre sujet, il est intéressant d'avoir un premier panorama de la production de Goupil en matière de reproductions photographiques. Après quelques vingt-cinq années de reproductions d'œuvres d'art par la photographie, la Maison Goupil a lancé sur le marché plus de 5 600 images (29). Pour les scènes intérieures, j'ai comptabilisé 296 numéros en 1884. Ce chiffre, qui est une estimation minimale, représente 5,28 % de la production globale, tous supports confondus. Mais c'est seulement pendant sept années que la publication de photographies sur le thème qui nous intéresse sera la plus importante. Entre 1866 et 1873, le pourcentage passe à 8 % environ. Ainsi, sur douze nouvelles publications, on trouve une scène de la vie bourgeoise à l'intérieur. Cela peut paraître dérisoire mais ne l'est pas compte tenu du nombre limité des thèmes abordés par ce genre. S'il manque une étude de détail pour mieux le situer par rapport aux autres genres, il ne faut surtout pas oublier que la maison Goupil édite des tableaux ayant tout autre sujet : scènes mythologiques, religieuses et militaires, ou encore scènes orientalistes ou animalières de plusieurs centaines de peintres différents. Ce chiffre de 8% prend alors une toute autre ampleur. Il montre surtout que la publication de nouvelles œuvres fut soutenue pendant plus d'une dizaine d'années.

2 - Les peintres les mieux représentés

Il est intéressant de remarquer que c'est De Jonghe qui est le plus représenté (tableau 1, p.149). Avec 41 œuvres différentes reproduites et 96 reproductions, il se situe bien devant Baugniet, et surtout Toulmouche et Saintin qui n'ont qu'une vingtaine d'œuvres reproduites. Il convient de remarquer que cet ordre correspond à celui que j'ai établi avec les ventes de tableaux.

3 - Reproductions et supports

Grâce au tableau 2.1 qui regroupe les séries selon leur format (et donc la destination des œuvres), nous remarquons que les deux séries destinées à être accrochées au mur sont plus importantes. Cela est aussi vrai dans de plus grandes proportions pour les scènes de la vie bourgeoise. Pouvons-nous pour autant conclure sur la politique d'édition de Goupil ou le goût des acheteurs ? Je ne le pense pas car les écarts ne sont pas suffisamment significatifs pour soutenir que le public achetait de préférence les reproductions d'œuvres d'un Toulmouche ou d'un De Jonghe en vue de décorer leurs maisons. En dehors de tous renseignements fiables sur les tirages et de tous documents mentionnant une ligne éditoriale bien définie, on ne peut pas affirmer que la Maison Goupil a agi délibérément dans un sens plutôt que dans un autre. Pour les peintres de la vie bourgeoise qui m'intéressent plus particulièrement Baugniet, De Jonghe, Saintin et Toulmouche, il y a eu 108 tableaux différents qui ont été reproduits et 253 reproductions tous supports confondus. Les œuvres sont donc en moyenne reproduites sous deux supports différents. Le tableau 2.2 établissant la distribution des œuvres reproduites 1, 2, 3 ou 4 fois ne fait pas ressortir de règles générales. On peut seulement constater qu'il est assez rare d'avoir un même tableau sous forme des quatre supports, cela se justifie simplement parce que la série Carte album est tardive.

4- Reproductions et Salons

Considérons maintenant la part des œuvres exposées aux Salons qui ont été photographiées par la société Goupil et Cie. On dénombre entre 10 et 13 œuvres reproduites pour chaque peintre concerné. A eux quatre, ils totalisent 47 œuvres, soit un peu moins de la moitié de l'ensemble des œuvres reproduites. Toutefois, on remarque que la plupart des œuvres exposées ont été reproduites de manière quasi-systématique pour les périodes privilégiées de chaque peintre. Il ressort que Goupil achète beaucoup de toiles exposées aux Salons afin de diffuser, ensuite, leurs images par la photographie. Ainsi, Goupil, dirigeant d'une entreprise commerciale, peut proposer à ses clients les images qu'ils auront vues lors de la visite des expositions. De ce point de vue, la question du délai entre l'exécution d'un tableau et sa reproduction se pose donc avec intérêt.

5- Délais entre exécution et reproduction d'une œuvre

Dans la présentation des différentes séries, j'ai mentionné l'apparition de la Carte Album comme le début d'une nouvelle période. Goupil, durant les deux années qui suivent l'apparition de la Carte Album, publie des œuvres qui sont parfois vieilles de plus de dix ans. On trouve ainsi des sujets de la fin des années 1850 qui sont reproduits en 1872. Il s'agit essentiellement de scènes de mère à l'enfant de Toulmouche et de De Jonghe, déjà rééditées sous forme de Musée Goupil en 1865, et de trois tableaux de Baugniet (30). Ce constat doit être considéré comme un indice du goût de l'acheteur. Ce sont des sujets qui perdurent. Ils sont toujours à la mode alors que ces peintres travaillent maintenant sur les sujets de la Parisienne, plus proche des compositions de Stevens. Il est probable que ce choix a été guidé par les ventes massives de ces œuvres dont le succès dans les deux nouveaux formats ne devaient pas se faire attendre. D'autre part, comme je l'ai déjà écrit, le délai entre l'exécution d'un tableau et sa reproduction, dépasse rarement plus d'une année à partir des années 1870. A une époque où l'actualité artistique, celle du Salon, prenait une place importante dans la vie de la population (31), le besoin de posséder les reproductions se devait d'être combler rapidement. Entre 1872 et 1879, les Albums photographiques, publiés chaque année, regroupaient plusieurs dizaines d'œuvres exposées aux Salons. On peut supposer qu'ils ont été réalisés dans cet esprit. Quoiqu'il en soit, les clichés nécessaires à ces publications ont été exploités pour enrichir les séries de la Carte album et de Musée Goupil.

Ces quelques résultats nous informent assez peu sur les méthodes de la maison Goupil et Cie en matière de publication des reproductions gravées et photographiques. On pourrait prétexter que le domaine choisi pour cette étude n'est pas représentatif de son activité d'édition. En fait, le problème d'interprétation ne se pose plus si l'on considère les résultats obtenus en rapport avec ceux des ventes des tableaux. Le commerce des tableaux et la publication des reproductions entretiennent des liens vraiment évidents, tout d'abord, parce que les deux activités s'opèrent durant la même période (1860-1875) mais aussi parce que, pour chaque artiste, le nombre d'œuvres reproduites est proportionnel au nombre d'œuvres achetées par Goupil (32). De ce point de vue, le cas de De Jonghe est exemplaire. Ses œuvres, achetées à des prix plus faibles que tous les autres peintres, sont les plus reproduites bien que De Jonghe ne soit pas l'artiste le plus en vue dans le genre étudié. Goupil ne privilégie pas un artiste plus qu'un autre par goût de la peinture. Son activité de marchand de tableaux est pensée avant tout en fonction de la diffusion de leurs reproductions. Ce qui intéresse Adolphe Goupil, ce sont les sujets des tableaux qui lui passent entre les mains, peu importe s'ils sont signés Toulmouche, Saintin ou Baugniet. On peut d'ailleurs se demander quelles sont les véritables raisons qui poussent Goupil à acheter puis à reproduire des œuvres exposées aux Salons. Il pouvait répondre sans doute au besoin de posséder l'image d'un tableau remarqué lors de la visite de l'exposition. Cependant, même si cela ne pouvait concerner que très peu de personnes, les tableaux achetés par Goupil étaient sans conteste ceux qui attiraient l'attention de la majeure partie des visiteurs. Aussi, les critères de Goupil pour décider de la publication d'une image se règlent uniquement sur le goût de sa clientèle et ne laissent place à aucune considération esthétique. Les rééditions d'anciennes œuvres de Toulmouche et de De Jonghe en 1865 puis en 1875 prouvent aussi ce souci de toujours répondre à la demande la plus forte.

Le ralentissement très net des achats de tableaux (et donc corrélativement de la publication de nouvelles reproductions) à partir de 1875 ne trouvent pourtant pas d'explication dans un brusque changement de goût chez les collectionneurs. En effet, Émile Zola, dans sa chronique parue dans Le Messager de l'Europe en juin 1876, constate le succès de nos peintres

Je saisis l'occasion ici pour dire un mot d'un autre genre qui jouit d'une popularité marquée : je veux parler des petites figures de femmes, des dames habillées selon la dernière mode, en train de lire des lettres, de faire la conversation ou de se mirer dans une glace (33).

Pourquoi alors Goupil dédaigne soudainement cette peinture qu'il a fait connaître dans la France entière et même à l'étranger ? (34) A-t-il considéré que le stock d'images représentant des femmes dans leur intérieur bourgeois était suffisant pour satisfaire sa clientèle ? Pour répondre à ces questions, il faudrait sans doute étudier en détail la nouvelle orientation prise par la maison Goupil et Cie en matière d'acquisition de tableaux et prendre en considération l'évolution du marché de l'art.

Pour les artistes, l'association très étroite entre la vente et la reproduction des œuvres est une source d'importants profits financiers. J'ai signalé les prix qui étaient couramment atteints par ces petites toiles. Malheureusement, nous sommes très mal renseignés sur le problème des droits de reproduction. Mais Goupil n'offre pas seulement des débouchés pour la production des peintres. Il sait bien tout l'intérêt qu'ils peuvent tirer de la diffusion des œuvres par des reproductions de bonne qualité. N'écrit-il pas en 1842, au sujet de Delaroche, que "si la fortune du peintre appelle et commande le tableau, le graveur [ou, plus tard, le photographe] à son tour agrandit et propage la fortune du tableau"? (35). La maison Goupil et Cie a entretenu la popularité des scènes bourgeoises et soutenu l'activité des peintres spécialisés dans ce genre. Dans le cas de Toulmouche, l'évolution de sa carrière a même pu être précipitamment changée après les premières ventes et les premières reproductions de ses œuvres de la vie bourgeoise. Après l'essai du Baiser maternel en 1857, Toulmouche abandonne le genre néo-grec et doit répondre aux multiples commandes soumises par Goupil après 1858. Toulmouche aurait-il eu de si nombreuses copies à exécuter sans l'existence des reproductions gravées? Avec l'exemple très éclairant du tableau intitulé Jeune fille, on peut parfaitement supposer que la diffusion de la gravure a suscité des commandes d'une version peinte. Ce tableau de 1852, acheté par l'Empereur pour la princesse Eugénie réapparaît sous forme d'une gravure en 1863 sous le titre de Sympathie. La même année, deux copies sont faites par Toulmouche, puis deux ans plus tard, une troisième. Quoiqu'il en soit, le nom de Toulmouche devint familier d'une grande partie de la population intéressée de près ou de loin par la vie artistique (36). Les critiques de leur côtés, ne restèrent pas insensibles à cette popularité et exprimèrent leur avis sur la présence très forte des reproductions gravées et photographiques et leurs effets supposés sur la pratique de la peinture.

3. RECEPTION DES REPRODUCTIONS : LE PUBLIC ET LES CRITIQUES

Le public - Les critiques

LE PUBLIC

La question de la réception des reproductions d'œuvres d'art par le public est difficile à aborder puisque l'on manque d'informations chiffrées et, bien entendu, de témoignages directs émanant des acheteurs eux-mêmes. D'autre part, les archives de la maison Goupil et Cie ne permettent pas de tirer des conclusions sur le goût des acheteurs et moins encore de préciser l'ampleur de la diffusion puisque le nombre de tirages par reproduction nous est totalement inconnu. En revanche, on peut s'en faire une idée en étudiant les prix, le mode de publication et l'usage de ces images.

En 1854, lorsque Disdéri dépose son brevet sur la "carte de visite", il ressent sans doute le besoin de ses contemporains pour les images et comprend le très vif intérêt commercial que pouvait lui apporter la réalisation de portraits à des tarifs très abordables. Le succès ne se fit pas attendre en effet et avant la fin des années 1850, la carte de visite connut un sucès considérable parmi toutes les catégories bourgeoises de la société. A cette époque, apparaît également, sous le même format, les séries des portraits des célébrités comme la Galerie des contemporains commencée en 1859 à Paris par Pierre Petit. Posséder le portrait de quelqu'un de connu avait un attrait particulier puisqu'il n'était pas rare de trouver dans des albums de famille une de ces photographie voisinée avec celle d'un membre de la famille. Cet usage nous renseigne sur cette volonté d'ascension sociale qui passe ici comme on peut le voir par un moyen symbolique mais illusoire.

Cela nous amène à notre sujet, celui des reproductions des œuvres d'art de Toulmouche, de De Jonghe et des autres dont on se doute bien, de par leur sujet, de l'importance qu'elles pouvaient avoir dans les catégories bourgeoises. Leurs œuvres étaient considérées comme de hautes réalisations de l'art pictural, au même titre que les plus grands chefs-d'œuvre de l'art ancien qui étaient également reproduits, sous les mêmes formats, par la maison Goupil et Cie (37). Les acheteurs étaient sans conteste attirés par les reproductions d'un Toulmouche qui trouvaient place également dans les albums photographiques de la famille. Les peintres des scènes intérieures de la vie bourgeoise mettent en image la vie quotidienne des personnes qui sont les principales clients des reproductions photographiques. Ainsi, la photographie, qui n'entre pas encore dans l'intimité du foyer, apparaît quand même par le biais de la peinture. Du fait de sa technique "photographique", de sa composition, tout ce qui caractérise le tableau disparaît, (ici, essentiellement la couleur, les dimensions et la matière picturale), si bien que l'œuvre peinte acquiert un nouveau statut après avoir été reproduite par le procédé de la photographie. Autrement dit, l'œuvre, réduite au format de la carte de visite comme le sont habituellement les photographies, devient en quelque sorte elle même une photographie, image d'une réalité concrète. Regardons à nouveau les clichés de Félix Nadar (ill. p.126) pour se rappeler comme il y a peu de différences avec les reproductions de la maison Goupil et Cie. Ainsi perçue, la reproduction d'un tableau de Toulmouche devient un puissant moyen de représentation et d'identification pour toute une classe sociale. La supériorité de notre peintre réside dans ce pouvoir d'idéalisation du réel, ce qui lui permet de créer une image en parfaite adéquation avec l'idéologie et les aspirations de toute une partie de la population. Il me semble que ce phénomène donne aux peintres que j'ai étudiés une place toute particulière que ne possédent pas les autres peintres de genre. Aussi, de ce point de vue, le succès colossal de leurs peintures et de leurs reproductions, que certains critiques, comme nous le verront plus loin, dénoncent avec véhémence, nous rappelle une nouvelle fois que c'est le sujet et non la qualité picturale de l'œuvre, qui attire et intéresse le public (38).

Si les critiques ont toujours insisté sur l'admiration des femmes face aux tableaux qui représentaient leur monde quotidien et si l'on a pu voir, par les commentaires de ces mêmes critiques, la réception des œuvres de Toulmouche par le public masculin, l'audience, en ce qui concerne les reproductions de ces œuvres, semble avoir été essentiellement féminine. Ces reproductions ont, par ailleurs modifié l'ancienne pratique qui consistait à collectionner des images peintes à la main, celles-ci étant désormais remplacées par des photographies sur le même sujet. D'un prix très accessible (39), elles ont pu être achetées plus facilement qu'avant, ce qui pose la question de l'image de la femme au XIXe siècle et de l'influence des représentations visuelles. Quoiqu'il en soit, le développement de la photographie a joué un rôle énorme dans la réception, ou mieux dans la consommation des œuvres d'art. L'utilisation faite de leur reproduction montre que l'œuvre n'est pas considérée en tant que telle mais bien en fonction de ce qu'elle représente pour l'univers mental d'une société. Aussi, certains critiques, témoins du succès extrêmement populaire de Toulmouche, ont souvent constaté le rôle important de la gravure dans sa carrière. D'autres, plus concernés par les qualités intrinsèques de l'œuvre picturale, ont témoigné avec véhémence contre la publication d'œuvres sans intérêt et sans rapport avec l'art. Indirectement, ces critiques soulèvent aussi la question de l'éducation du public en matière de peinture.

LES CRITIQUES

Le phénomène de l'envahissement des sujets de la vie bourgeoise moderne peut être abordé par le biais de témoignages contemporains. Je ferai donc encore appel aux critiques des Salons, les observateurs privilégiés de la vie artistique du XIXe siècle.

Le cas de Toulmouche sera au cœur de cette partie car c'est le seul peintre, parmi tous les peintres spécialisés dans le même genre, à avoir le plus grand nombre d'articles dans les comptes-rendus des Salons. Cela s'explique par sa présence régulière à ces grandes expositions. Stevens, qui expose très peu, ne donne pas aux critiques de nombreuses occasions de parler de ses œuvres. Cependant, lorsque c'est le cas, les critiques sont prolixes et pleins d'admiration pour ses toiles. Par contre, les autres peintres comme Saintin et De Jonghe sont seulement évoqués, et les autres rarement cités, le plus souvent complètement oubliés. Ainsi, du point de vue de la critique, Toulmouche apparaît clairement comme le premier représentant (après Alfred Stevens) des scènes anecdotiques bourgeoises. En outre, c'est le seul pour qui les œuvres gravées et photographiées sont suffisamment présentes dans les esprits des critiques pour qu'ils en fassent mention assez régulièrement dans leurs exposés.

Prenons, par exemple, l'avis de Louis de Kerjean : "M. Toulmouche, encore un Nantais, est connu de tous. Qui n'a vu ses jolis sujets, que la gravure a déjà popularisés ?" (40) demande-t-il en 1861 alors qu'à cette date, la maison Goupil et Cie avait publié assez peu d'œuvres, Le baiser maternel, Le château de cartes et guère plus (41). En 1866, Lucien Dubois, au sujet du Mariage de raison, pense que "cette délicate composition ne tardera pas à être, comme ses aînés popularisées par la gravure et la photographie." (42) En 1868, il renouvelle la même remarque en des termes à peu près équivalents : "La photographie et la gravure ne vont pas tarder à s'emparer de ses deux jolies toiles, comme elles ont déjà reproduit leurs aînées" (43). Dans toutes ces critiques, on perçoit bien la présence de la Maison Goupil, notamment des photographies à partir de 1866 (44). Notons aussi que Louis de Kerjean et Lucien Dubois écrivent dans des revues à vocation régionale, ici, l'Ouest de la France. S'adressant à un public éloigné des affaires artistiques de la capitale, les auteurs nous informent sur le niveau culturel de leurs lecteurs qui sont censés dorénavant, grâce aux reproductions, avoir une meilleure connaissance de l'œuvre des artistes les plus commentés. Ils nous disent aussi l'ampleur d'un phénomène qui touche la France entière, la maison Goupil ayant exercé très tôt ses affaires commerciales sur le plan national. L'intérêt pour les tableaux de Toulmouche devait être accru pour les jeunes femmes bourgeoises de province qui ainsi avaient des témoignages du mode de vie parisien, en particulier dans le domaine vestimentaire.

A partir des années 1870, certains critiques dépassent le simple constat d'un nouveau phénomène et commentent les effets que peut avoir la reproduction massive des œuvres d'art. René Ménard, pour qui les tableaux de genre à la manière de Toulmouche sont "destinés à être reproduits par la gravure", considère que le titre est devenu d'une réelle importance pour le succès commercial des reproductions : "Il est cherché, dit-il, avec tant de soin qu'il dispense presque d'une description" (45). Le critique Georges Rivière, fervent défenseur des impressionnistes, vilipende également le choix des titres de ces œuvres dont les reproductions sont très prisées du public. Voyons ce qu'il écrit lorsqu'il étudie l'œuvre de Cézanne :

Une femme appuyée au bras d'un grand jeune homme blond ne dira jamais, en roulant des yeux devant ses tableaux : "C'est adorable".[...] Un autre [un critique] ne trouvera pas d'esprit dans le choix du sujet, parce cela n'a pas pour titre : Dans mon clos !, Un instant seul, Regrets ou Les Fiançailles, titres de ces milles toiles qui font si bien en photographie dans les bazars de la rue Saint-Denis et des boulevards, ou en chromo pour aider la consommation de tapioca. (46)

L'assimilation très étroite entre les sujets de la vie moderne (les titres sont une allusion directe aux tableaux de nos peintres) et leur diffusion par la photographie est symptomatique de l'ampleur de cette diffusion qui touche même le domaine publicitaire (47). Emile Zola va plus loin encore. Pour lui, cette manie de faire des tableaux anecdotiques a son origine dans la diffusion massive des reproductions et dénonce sans détour le caractère vénal des peintres qui vivent de ces reproductions (48). Ainsi, les gains offerts par le marché des reproductions détourneraient les peintres du véritable amour de la peinture. Zola, fait de Jean-Léon Gérôme, dont la carrière est liée à celle de son beau-père, Adolphe Goupil, l'exemple même de l'artiste insensible à toutes réflexions sur l'art de peindre :

Evidemment, M. Gérôme travaille pour la maison Goupil, il fait un tableau pour que ce tableau soit reproduit par la photographie et la gravure et se vende à des milliers d'exemplaires. Ici, le sujet est tout, la peinture n'est rien : la reproduction vaut mieux que l'œuvre. Tout le secret du métier consiste à trouver une idée triste ou gaie, chatouillant la chair ou le cœur, et à traiter ensuite cette idée d'une façon banale et jolie qui contente tout le monde.(49)

A la lumière de ces remarques, examinons l'évolution de l'œuvre de Toulmouche. Nous avons vu que ses premières œuvres inspirées par son temps sont des sujets de la vie familiale qui magnifient la femme en tant que mère et éducatrice. Maxime Du Camp décrit les trois tableaux exposés au Salon de 1859, La prière, La leçon et Le Château de cartes, comme étant "de très aimables tableaux d'intérieur, sans grande prétention, et qui touchent par leur simplicité même" (50). C'est ce terme de simplicité qui reviendra sous la plume d'Arthur Stevens, le frère du peintre : M. Toulmouche ne cherche pas à faire de l'esprit et il exprime avec simplicité un sentiment vrai" (51). Pour ces critiques, Toulmouche est un artiste honnête qui ne cherche pas à surprendre le visiteur mais plutôt à toucher sa sensibilité en lui présentant des scènes paisibles de maternité ou de la petite enfance.

Une coupure se perçoit assez nettement après 1864, lorsque le peintre aborde de nouveaux thèmes, ceux des jeunes filles puis ceux de la jeune femme adulte. Apparaissent alors des tableaux comme La confidence, Le fruit défendu, La première visite ou Le mariage de raison dans lesquels se trouvent toujours un aspect plus ou moins léger relatif à la séduction et aux caractères des jeunes filles. En 1865, Paul Mantz se sent obligé de parler de Toulmouche et critique avec virulence Le fruit défendu. Cette fois-ci, ce n'est plus la simplicité qui est de mise mais le désir de surprendre le public, de créer l'événement au Salon de 1865 (52). Charles Blanc, à son tour, relève l'année suivante, chez Toulmouche, le même souci de faire parler de lui. Dans la toile intitulée Le mariage de raison, Charles Blanc, affirme que le peintre y "a mis trop de sel" (53). Nos deux critiques constatent donc le défaut de Toulmouche dont Zola dirait qu'il est caractéristique des peintres diffusés par la gravure et la photographie. Faut-il pour cela y trouver un rapport de cause à effet, même si nous sommes obligés de constater que Toulmouche tombe dans le travers décrit par Emile Zola ? Je suis tenté de répondre négativement. Certes, la peinture de Toulmouche est une peinture énormément reproduite et la concordance des dates entre le changement de sujets et l'apparition massive des reproductions photographiques est troublante. Cependant, si on le compare avec d'autres peintres de genre, Toulmouche ne fait pas, si j'ose dire, de surenchère après le "coup" du Fruit défendu. D'autre part, les reproductions des scènes de maternité ne perdent pas de leur intérêt puisqu'elles ont été rééditées lors de la création de nouvelles séries photographiques en 1865 et 1872. Ce n'est donc pas parce qu'elles sont passées de mode que Toulmouche change de sujets. Nous avons vu au contraire qu'il a subi l'influence d'Alfred Stevens, le spécialiste de la Parisienne qui triomphe au Salon de 1867. Thoré-Burger, grand amateur de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, aimait ses œuvres comme celles de Vermeer. Relevant l'"insignifiance" de leurs sujets, il admirait les compositions de Stevens "où il ne se passait rien" (54). A la manière du peintre belge, Toulmouche s'est attaché aussi à peindre des scènes très simples, généralement à une seule figure où il reste toujours, il est vrai, quelques détails pour attirer l'attention.

En réalité, le choix des œuvres se porte sur ce qu'apprécie déjà le public. Mais les peintres savent aussi exploiter ses envies en composant des tableaux où, pour reprendre les mots de Zola, "le sujet est tout" et "la peinture n'est rien". De fait, les œuvres d'un Toulmouche ou d'un autre peintre anecdotique ne perdaient rien à être reproduites et conservaient toujours leur pouvoir d'attraction sur leurs contemporains. Cette situation, qui a duré pendant tout le Second Empire et même au-delà, devait être dénoncée avec force par des hommes qui défendaient la cause d'un art plus robuste et plus... artiste.