PEINTURE IMPRESSIONNISTE ET TOULMOUCHERIE

La montre, 1860 Flirtation, 1876
Toulmouche, représentant d'un genre
Modernité et contemporanéité

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. TOULMOUCHE, REPRESENTANT D'UN GENRE

Toulmouche, vu par les critiques du XIXe siècle - "La grande et petite toulmoucherie"

TOULMOUCHE VU PAR LES CRITIQUES DU XIXe SIECLE

Pendant toutes les années 1860-1875, Toulmouche est un peintre à la mode qui triomphe dans le genre de la Parisienne. Cette réussite constante le place parmi les personnalités célèbres de la vie artistique de la seconde moitié du XIXe siècle. Tout le monde connaît Toulmouche et ses petits tableaux de jolies femmes placées dans un intérieur.

Jusqu'aux dernières années de sa vie, les critiques bretons apprécient "ses qualités d'ingéniosité, d'élégance féminine et de joliesse" (1). On trouve bien une petite note discordante sous la plume de René Huette qui certes comprend "le goût du public pour sa peinture gracieuse et fraîche" mais exprime aussi le principal défaut de Toulmouche : "plus ça change, [...] et plus c'est la même chose" (2), écrit-il en 1888. Cependant, pour tous, Toulmouche est incontestablement le premier peintre de genre en Bretagne, un "maître-peintre dont Nantes est fière [...], un des plus beaux fleurons de sa couronne artistique" (3), affirme Louis de Lasseur de Rauzay après l'exposition nantaise de 1886. En revanche, à Paris, et dès la fin du Second Empire, Toulmouche est en butte à des jugements qui deviennent au fil des ans, de plus en plus sévères. Si son prestige est resté intact auprès des visiteurs du Salon, Toulmouche reste pour les critiques, le peintre de genre anecdotique par excellence. Alfred Stevens occupant une place particulière dans ce genre puisqu'il est apprécié de tous pour sa facture épaisse et son sens du coloris, Toulmouche devient le premier peintre de la Parisienne. Pire, il est le représentant d'un genre dont on reproche les procédés faciles utilisés en vue de plaire au public :

Inutile d'ajouter que, matin et soir, l'on s'entasse devant cette toile [La Nana de Manet exposée à la maison Giroux] et qu'elle soulève les cris indignés et les rires d'une foule abêtie par la contemplation des stores que les Cabanel, Bouguereau, Toulmouche et autres croient nécessaires de barbouiller et d'exposer sur la cimaise, au printemps de chaque année.(4)

Le peintre énerve les critiques de la Nouvelle Peinture au même titre que Bouguereau et Cabanel auxquels il est d'ailleurs souvent associés. L'auteur de ces lignes, Huysmans, ne cesse de fustiger Toulmouche. En 1878, dans une lettre à Camille Lemonnier, l'écrivain parle à nouveau de Toulmouche mais cette fois en rapport avec Meissonier :

Je paierais ma tête que d'ici à quelques années cela ne vaudra guère mieux que les Toulemouche (sic) et Saintin, avec ce faux esprit souligné, ces attitudes dites malignes, ces yeux qui se frisent mais n'ont pas l'étincelle du regard qui dit et fait dire tant de choses.(5)

En 1881, Huysmans, dans l'Art moderne, égratigne Toulmouche plus durement encore :

Je passe sous silence, maintenant deux petites salles où s'étagent, en quelques rangées comiques, les croûtes des Cals, Rouart, Vidal et d'autres peinturleurs des plus officiels, dont les huiles seraient bien dignes d'être épurées par M. Toulmouche.(6)

Le nom du peintre finit par devenir synonyme de peinture médiocre et sans intérêt. A lire Charles Ponsonailhe, chroniqueur du Salon de 1885 dans l'Artiste, sa peinture est devenue l'aune avec laquelle on mesure l'insuffisance de talent chez les peintres : "Le Matin et le Soir de Pierre Carrier-Belleuse" est un "diptyque presque aussi mauvais qu'un Toulmouche" (7) écrit-il.

Tous ces commentaires ne se retrouvent pas seulement dans les revues sensibles aux nouvelles manifestations de l'art. Certes, les défenseurs de ce naturalisme qui triomphe sous la IIIe République, ne comprennent pas les œuvres des impressionnistes malgré les qualités qu'ils savent parfois leur reconnaître. Mais plus encore que les impressionnistes, Charles Bigot rejette la peinture de genre telle que la conçoit Toulmouche. Il se félicite du déclin de ces peintures pittoresques, des incroyables et des merveilleuses du Directoire, des noces et baptêmes en costume Louis XIII ou de la Renaissance, des scènes espagnoles ou orientales et de ces Parisiennes vêtues à la dernière mode, bref, de toutes ces toiles où l'anecdote sentimentale et un bout de tissu savamment chiffonné permettaient d'acquérir une réputation et un succès immédiat pendant le Second Empire :

Un dernier écloppé du Salon de 1881, et celui-là encore, je ne le plains guère, je l'avoue, c'est le genre tel que longtemps il a fleuri. Il fut un temps où il n'y avait d'admiration et d'encouragements que pour lui [...] Décidément, tout cela perd son prix. On voit moins de Parisienne en grande toilette écoutant sur un canapé les sottises aimables de quelque visiteur en habit noir (8), moins de personnes collant leur oreille à une serrure pour écouter ce qui se dit dans la chambre à côté...(9)

Cette critique de Charles Bigot montre bien l'essoufflement d'un genre dont il faut essayer d'imaginer l'ampleur et la prégnance dans l'univers visuel des hommes et des femmes de cette époque intéressés de près ou de loin par les affaires artistiques. Nous avons vu le caractère foncièrement répétitif des œuvres de Toulmouche auxquelles il faut ajouter toutes les copies serviles des motifs à la mode. L'impression de monotonie et de lassitude que l'on peut ressentir aujourd'hui en regardant l'œuvre de Toulmouche devait être à l'époque plus grand encore tant le nombre de peintres exploitant ce genre était important. Le visiteur du Salon de 1868 pouvait voir par exemple, Un jour de fête, un tableau de Toulmouche dans lequel une jeune personne derrière une porte et tenant un bouquet interpellait le spectateur par un large sourire avant d'entrer par surprise. L'année suivante, Saintin exposait exactement la même composition sous un titre à peine différent, Fleurs de fête. Même Henri-Pierre Picou, ancien peintre néo-grec plutôt spécialisé dans les scènes mythologiques, exécutait en 1872 le même tableau intitulé cette fois, La Fête de Grand'Papa. Les exemples ne manquent pas et le commentaire suivant, signé Louis Gonse, vaudrait pour chaque sujet de la Parisienne :

Depuis longtemps les peintres font, par exemple, une statue de nègre qui rit aux éclats, tandis qu'une femme de chambre la contemple, ou bien un buste de faune qui se meurt de rire pendant qu'une marquise l'examine. Il fallait rendre de la fraîcheur à une vingtième édition de cette chansonnette comique ; un masque japonais a suffit à M. Stevens pour raviver la ritournelle ressassée. (10)

Il est indéniable que ce genre perd peu à peu, de son intérêt auprès du public, et de son influence auprès des jeunes artistes. La virtuosité technique dans le rendu des étoffes n'impressionne plus personne et la petite dimension des œuvres, le choix et le traitement des sujets sont aux yeux des critiques autant de caractéristiques qui font de ce type de production, une peinture du passé, sans rapport avec le mouvement général de la fin du siècle. C'est pourquoi, en définitive, avant les années 1880, Toulmouche est ressenti comme un artiste faisant fausse route en appliquant sans cesse des formules éprouvées. Plus que tout autre artiste de genre ayant fait carrière pendant le Second Empire, Toulmouche représente le peintre à combattre dans le contexte du débat sur la modernité et sa recherche d'une formule picturale apte à décrire la vie contemporaine. La question de la modernité ne se pose plus comme cela le fut au temps des premières œuvres de Toulmouche. Au contraire, on constate et on accepte que la vie moderne ait pu détrôner la peinture d'histoire et qu'elle soit devenue elle-même la grande peinture. Ce que l'on souhaite, c'est un art de vérité, un art inspiré par le sentiment personnel de l'artiste. En 1873, Camille Selden, défenseur des peintres officiels et reconnus de la IIIe République, concède même un rôle aux impressionnistes face aux excès des peintres de genre :

Les révolutionnaires sont non seulement utiles mais nécessaires. Les exagérations et les erreurs ramènent au sentiment de la vérité, de la simplicité. On comprend que l'affadissement sentimental peut avoir son danger et ses inconvénients tout comme les extravagances brutales de l'art réaliste. [...] Sans compter la peinture de genre, qui décidément est en progrès, le tableau, longtemps délaissé pour l'étude proprement dite, tend à renaître. Les Petites maraudeuses de M. Bouguereau, les charmantes toiles de M. Bonnat témoignent d'une réaction heureuse, et, ce qui n'est pas moins bon signe, la foule autrefois attroupée devant les cocodettes de M. Toulmouche ou devant les petites bonnes femmes pleurnicheuses de M. Saintin, se détourne de ces séduisantes images pour aller regarder des tableaux comme le Christ au tombeau de M. Henri Lévy,....(11)

Les critiques qui témoignent de cette évolution opposent Toulmouche à des peintres comme Gervex, Lhermitte ou Bastien-Lepage qui offrent une version édulcorée de l'impressionnisme en réalisant de grands tableaux à la peinture claire mais techniquement plus acceptables, c'est à dire plus achevés dans l'esprit des bourgeois ou des critiques conservateurs.

"LA GRANDE ET PETITE TOULMOUCHERIE"

Les commentaires les plus virulents envers Toulmouche proviennent des critiques de la Nouvelle Peinture, de Huysmans comme nous l'avons déjà vu, mais aussi de Zola, de Duranty et très probablement, de bien d'autres encore. Ils ne peuvent accepter la réputation du peintre alors qu'à la même époque les impressionnistes ont tant de mal à se faire reconnaître. Sa popularité et son prestige auprès des grands collectionneurs, bien établies dès le début des années 1860 grâce à ses tableaux inspirés de la vie contemporaine, ne pouvaient qu'attirer les foudres de ces critiques. Alfred Stevens, qui pourtant n'était pas le peintre de la Parisienne le plus malmené par ses contemporains, est le témoin de ces polémiques lorsqu'il écrit ces quelques notes publiées dans son livre Impressions sur la peinture : "Dans la modernité, le genre mondain élégant est celui qui excite le plus de critiques", "Vous peignez une femme du temps passé, le public et les artistes eux-mêmes auront pour ce tableau des indulgences qu'ils n'auraient pas pour une figure moderne" ou bien "Si l'on peint une paysanne, on fait acte de penseur ; mais si l'on peint une femme du monde, on est réputé faire acte de mode." (12) Ces remarques nous montrent, une fois encore, que la question de la représentation de la vie contemporaine était au cœur du débat sur la modernité en art. Mais plus que sur le choix des sujets comme c'était le cas au temps de Courbet, ce débat se cristallise sur la manière de représenter. C'est tout le sens des propos de Duranty qui, dès 1870, désigne Toulmouche comme étant le peintre le plus représentatif d'un genre aussi précieux que précis :

A la peinture raffinée, ficelée, M. Manet oppose une naïveté systématique, le dédain de tous les moyens séducteurs. C'est sur un fonds gris sombre, ardoisé, qu'il installe ses personnages, comme s'il protestait puritainement contre ces rideaux trompe-l'oeil, ces mobiliers de bric-à-brac que la grande et petite toulmoucherie, et les nature-mortiers, entassent de peur de passer pour pauvres. (13)

Le mot toulmoucherie, créé péjorativement par le critique, vise à jeter le discrédit sur Toulmouche mais aussi sur tous les peintres qui ont la même conception de la peinture et qui usent des mêmes procédés. Dans ce texte, la toulmoucherie ne représente pas uniquement le petit tableau inspiré de la vie moderne tel que le peintre sait le faire. Il s'agit ici, plus généralement, de ces tableaux de genre si souvent exposés aux Salons et qui attirent la curiosité des visiteurs par une technique extrêmement méticuleuse mise au service d'anecdotes plus ou moins piquantes. Cependant, le choix du critique pour Toulmouche n'est pas innocent. Edmond Duranty, dans son commentaire, souligne à juste titre l'importance des éléments décoratifs dans ses tableaux. De fait, il est indéniable que Toulmouche restituait scrupuleusement les derniers objets à la mode pour l'effet qu'ils pouvaient susciter auprès des visiteurs. Ce penchant était d'ailleurs remarqué par les critiques qui reprochaient au peintre un intérêt trop marqué pour les détails qui devenaient plus intéressants que le sujet que lui-même.

En outre, Duranty choisit Toulmouche pour mettre en évidence tout ce qui sépare sa représentation de la vie moderne et celle des peintres novateurs. S'ils ont tous la même source d'inspiration, le monde bourgeois où ils vivent, la parenté des sujets est cependant très réduite. En se spécialisant dans les thèmes de la vie familiale puis dans ceux de la Parisienne, Toulmouche donne une image de la vie moderne restreinte à la femme des milieux aisés. Par ailleurs, il la peint comme doit le faire un peintre de genre, c'est-à-dire, sous les traits d'un modèle abstrait censé représenter un personnage typique de la société contemporaine (ici, la Parisienne), et dans des situations qui ne sont pas moins caractéristiques (l'attente ou la lecture d'un billet doux, par exemple). Chez les impressionnistes, la vie moderne s'élargit considérablement en s'ouvrant vers le monde extérieur. La plupart de ces peintres trouvent leur inspiration dans un théâtre, un café ou sur un champs de course, et témoignent généralement de cette société de loisirs du dernier quart du XIXe siècle. Mais finalement, ces scènes sont relativement assez peu nombreuses. Après Femmes au jardin (1866) ou Camille (1866, appelée aussi Femme à la robe verte), ces grandes toiles dans lesquelles les costumes suffisent à transmettre le message de la contemporanéité, Claude Monet s'adonne essentiellement à la peinture de paysage. Même l'œuvre d'Edouard Manet compte assez peu de tableaux de scènes modernes, le peintre ayant numériquement réalisé davantage de portraits au cours de sa carrière. Mais quels tableaux ! Il faut citer, bien sûr, La Musique aux Tuileries (1862), la première œuvre de la peinture moderne, la célèbre Olympia (1863), le non moins célèbre Déjeuner sur l'herbe (1863), etc. et plus tardivement Le balcon (1868) où l'originalité technique de Manet s'exerce plus loin encore dans l'expression de la sensation visuelle. En définitive, Duranty constate surtout cette nouvelle approche de la peinture dont la conception est centrée sur la manière de voir et de peindre et non, comme le fait Toulmouche, sur le choix du sujet.

 

2. MODERNITE ET CONTEMPORANEITE

Alfred Stevens, Toulmouche et les impressionnistes - "Toulmoucherie" et peinture impressionniste

ALFRED STEVENS, TOULMOUCHE ET LES IMPRESSIONNISTES

En 1863, l'année où le Déjeuner sur l'herbe de Manet est refusé au Salon, Alfred Stevens, l'inventeur des tableaux de la Parisienne, expose Prête à sortir, "une dame qui met le nez à la fenêtre pour flairer le temps" (14). Dans son livre sur La vie artistique au temps de Charles Baudelaire, Tabarant rapporte les éloges du Figaro concernant ce tableau. Ecrits selon lui par Alfred Stevens sous le pseudonyme de J. Graham, ils sont selon toute vraisemblance, de la main de son frère, peintre également : "l'expression de ce petit tableau, écrit Arthur Stevens, est rendue de façon à nous initier à la vie d'une femme du monde. Il est vigoureux et d'une exquise élégance. Que de sujets historiques seront oubliés alors que ceux de M. Alfred Stevens continueront à figurer avec honneur dans les galeries célèbres" (15). Car pour Arthur Stevens, son frère est bien le seul peintre témoin de son temps : "Tu es parti seul, lui écrit-il, tenant en main le drapeau de la Modernité, et aujourd'hui tu es suivi par une armée, mais jusqu'ici tu es sans état-major, sans officier" (16).

L'écrivain belge, Camille Lemonnier, professe la même opinion dans les nombreux articles consacrés à Alfred Stevens (17). Il fait de son compatriote le prototype du peintre de la modernité tel qu'a pu le définir Charles Baudelaire. Lorsque Lemonnier relit les Impressions sur la peinture de Stevens, il y voit un véritable panégyrique de la femme, la seule inspiratrice du peintre :

Eh bien ! c'est encore la femme, c'est encore elle qui se sent derrière chaque ligne, la femme qui, pour lui-même, fut la clef de son art et qui lui donna la clef de l'art de son temps. Elle lui ouvrit les seuils de la modernité et l'initia au secret de ce qu'il y a d'éternel dans le transitoire.(18)

La référence à Baudelaire est évidente ; elle est reprise presque mot à mot : "Il s'agit pour lui [le peintre de la vie moderne], de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire" (19). Pour Camille Lemonnier, elle s'imposait avec force et évidence. Dès 1878, n'a-t-il pas affirmé dans la Gazette des Beaux-Arts, que l'art de Stevens "est en accord direct avec l'esprit moderne"? (20). Stevens n'écrit-il pas lui-même dans son livre cette sentence plus directe encore ? : "On n'est pas moderniste parce qu'on peint des costumes modernes. Il faut avant tout que l'artiste épris de modernité soit imprégné de sensations modernes" (21).

Nous savons que Baudelaire et les frères Stevens se connaissaient. Cependant, le poète, dans sa recherche du grand peintre de la Modernité, n'a pas réservé une grande place à Alfred Stevens. La rencontre des deux hommes n'a pas eu lieu comme cela le fut pour Baudelaire avec Delacroix, Daumier ou Constantin Guys. Baudelaire ne pouvait s'enflammer devant les compositions du peintre belge ; elles étaient à son goût sans mystère et beaucoup trop descriptives, trop proches de la réalité immédiate :

Le grand malheur de ce peintre minutieux, c'est que la lettre, le bouquet, la chaise, la bague, la guipure, etc... deviennent tour à tour l'objet important, l'objet qui crève les yeux. En somme, c'est un peintre parfaitement flamand, en tant qu'il y ait perfection dans le néant, ou dans l'imitation de la nature, ce qui est la même chose. (22)

Les tableaux d'Alfred Stevens, il est vrai, ne diffèrent pas de ce point de vue de ceux d'Auguste Toulmouche. L'idée qui préside au tableau est toujours la même et comme l'a noté Baudelaire, Stevens n'exclut pas l'anecdote. Les objets placés en apparence négligemment sont de véritables sous-entendus qui s'imposent beaucoup trop clairement pour ne pas nuire à l'impression générale de l'œuvre. Plus tardivement, en 1878, Louis Gonse n'hésite d'ailleurs pas à voir en Alfred Stevens, un peintre mondain soucieux de plaire à sa clientèle :

Il reste pourtant un petit compte à régler avec M. Stevens. En homme de beaucoup d'esprit, il s'est aperçu qu'il y avait profit à "mettre l'art à la portée des bourgeois", et que cette portée ne s'élevait pas au-dessus des sujets et des titres de romances.(23)

Aussi, malgré les liens d'amitié qui unissaient le peintre avec Manet et les artistes du milieu impressionniste, Alfred Stevens ne pouvait être vraiment qualifié de peintre de la modernité. Comme Toulmouche, mais sans doute avec plus de talent dans la maîtrise des moyens picturaux, il est un artiste issu d'une tradition ancienne qui donne à ses contemporains une image brillante de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle.

"TOULMOUCHERIE" ET PEINTURE IMPRESSIONNISTE

Le terme de modernité doit être employé avec précaution. Le critique Jules Clarétie, un ami de Toulmouche, le comprend bien et c'est lui, à mon sens, qui définit le mieux la toulmoucherie de Duranty.

Ce sont des modernes et des amis de la modernité, si je puis dire, que M. Carolus Duran et M. Ed. Manet. Mais il y a modernes et modernes. M. Toulmouche, par exemple, et M. Saintin se piquent aussi d'être de leur temps et de peindre la vie moderne. Mais c'est plutôt à la seule vie parisienne qu'ils s'attachent. M. Toulmouche est un élève de Gleyre, et la grâce antique du maître, il l'a parisianisée et habillée à la dernière mode. Ses jolies fillettes brunes eussent été peut-être des nymphes ou d'aimables femmes antiques, si M. Toulmouche n'avait préféré abandonner la mythologie pour le coin du feu, le boudoir et la bibliothèque, où, furtives, se glissent les petites curieuses avides de regarder les vignettes d'Eisen dans les livres défendus. (24)

En rappelant les années de formation auprès de Charles Gleyre, Clarétie donne une vision très juste de l'art de Toulmouche. Avec lui, on s'accorde à penser qu'il aurait très bien pu suivre les pas d'un peintre de petites scènes mythologiques. Il est indéniable, encore une fois que la peinture de Toulmouche n'a rien de moderne, elle possède seulement un caractère de contemporanéité et c'est pour cela qu'elle s'oppose si vivement avec la peinture des impressionnistes.

Dans le commentaire de Duranty concernant la toulmoucherie, la démarche de Manet est présentée comme une réaction très nette vis-à-vis des œuvres de Toulmouche. Rappelons-nous : "A la peinture raffinée, ficelée, M. Manet oppose une naïveté systématique, le dédain de tous les moyens séducteurs. C'est sur un fonds gris sombre, ardoisé, qu'il installe ses personnages, comme s'il protestait puritainement contre ces mobiliers de bric-à-brac que la grande et petite toulmoucherie etc..." (25). Ces quelques lignes m'inspirent une remarque. On a le sentiment que le peintre a cherché une formule picturale dont les principes s'opposeraient systématiquement aux procédés utilisés par Toulmouche. En effet, Edouard Manet élimine tout élément anecdotique et toute narration dans ses tableaux. Mieux, il entend brouiller les pistes et fait usage des objets de manière à troubler les critiques (et les visiteurs du Salon) qui continuent à percevoir la peinture comme l'illustration d'un sentiment ou d'une idée. Castagnary, par exemple, est complètement désarmé face au Déjeuner de Manet exposé au Salon de 1869 :

En regardant ce Déjeuner, je vois, sur une table où le café est servi, un citron à moitié pelé et des huîtres fraîches. Ces objets ne marchent guère ensemble. Pourquoi les avoir mis ? De même que M. Manet assemble, pour le seul plaisir des yeux, des natures mortes qui devraient s'exclure ; de même, il distribue ses personnages au hasard, sans que rien de nécessaire et de forcé ne commande leur composition. De là l'incertitude, et souvent l'obscurité dans la pensée. (26)

Le citron à moitié pelé et les huîtres fraîches, superflus et arbitraires pour le critique, sont aux yeux de Manet, la marque de son plaisir de peindre, un moyen aussi d'affirmer la primauté de la peinture sur le sujet. On comprendra également le désarroi de Paul Mantz lorsqu'il essaie de comprendre le Balcon (1868) :

On ne sait pas bien ce que ces honnêtes personnes font à leur balcon, et les critiques allemands, curieux du sens philosophique des choses, seraient ici fort en peine pour comprendre et pour expliquer. L'accentuation d'un type, la caractérisation d'un sentiment ou d'une idée, seraient vainement cherchées dans ce tableau sans pensées. Admettons qu'il s'agit de combinaisons de couleurs et regardons-le comme nous regarderions les folles arabesques d'une faïence persane, l'harmonie d'un bouquet, l'éclat décoratif d'une tenture de papier peint.(27)

Il ne s'agit pas de refaire l'histoire de cette période à partir d'une précision de détail mais de rappeler quel était le contexte artistique au moment de l'apparition des premières oeuvres impressionnistes. Entre l'exposition de cette toile intitulée La Musique aux Tuileries (1862), qui présente une vision très novatrice, très baudelairienne de la vie contemporaine et la première exposition impressionniste de 1874, Toulmouche vit l'apogée de sa carrière. Sa peinture est partout présente dans les esprits. Les jeunes artistes de la Nouvelle Peinture, Claude Monet en tête, sont témoins du succès de ses peintures que l'on qualifie de modernes alors qu'au même moment, ils réfléchissent sur leur art et jettent les bases de leur programme esthétique grâce à l'étude du paysage. C'est dans ce contexte qu'ils découvrent de nouveaux moyens expressifs qu'ils ont ensuite appliqués avec brio aux scènes de la vie contemporaine. Emile Zola explique bien tout ce qui sépare le convenu d'une toulmoucherie et la vision du monde résolument moderne expérimentée dans l'œuvre impressionniste :

Il y a une tendance certaine vers les sujets modernes. Mais combien sont rares les peintres qui comprennent ce qu'ils font, qui vont à la réalité par amour fervent pour la réalité. Nos artistes sont des femmes qui veulent plaire. Ils coquettent avec la foule. Il se sont aperçus que la peinture classique faisait bâiller le public, et ils ont vite lâché la peinture classique. Quelques-uns ont risqué l'habit noir ; la plupart s'en sont tenus aux toilettes riches des petites et des grandes dames. Pas le moindre désir d'être vrai dans tout cela, pas la plus mince envie de renouveler l'art et de l'agrandir en étudiant le temps présent. On sent que ces gens-là peindraient des bouchons de carafe, si la mode était de peindre des bouchons de carafe. Ils coupent leurs toiles à la moderne, voilà tout. Ce sont des tailleurs qui ont l'unique souci de satisfaire leurs clients. (28)

Les deux conceptions de l'art représentées par Claude Monet et Auguste Toulmouche s'opposent en tout point : à la scène imaginée qui raconte une histoire et fait appel à la raison, les impressionnistes proposent la scène vue et saisie sur le vif qui suscite une "rencontre" avec le spectateur ; à la femme bourgeoise stéréotypée, ils opposent tous les types d'hommes et de femmes ; et enfin, aux traits dessinés et aux couleurs mélangées, ils montrent la couleur éclatante des touches de peintures rapidement juxtaposées. Aussi, nous pouvons comprendre pourquoi l'incompréhension et le rejet endurés par les artistes de la nouvelle école ont été aussi importants que le prestige de Toulmouche et pourquoi, par réaction, les critiques ont fustigé ce peintre au point de le désigner représentant d'un genre et d'une conception de la peinture.