BIOGRAPHIE

Les premières années de sa vie
Toulmouche au temps du Second Empire
La gloire et l'argent
La fin de sa vie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. LES PREMIERES ANNEES DE SA VIE

 

LES ORIGINES

Les origines - La formation nantaise - L'atelier de Gleyre et les premiers contacts

Le nom de Toulmouche, curieux patronyme d'origine bretonne aujourd'hui très rare apparaît dans l'histoire de l'Ouest de la France en la personne d'Adolphe Toulmouche (1798-?), médecin et professeur à Rennes. Homme cultivé et curieux, il a publié plusieurs ouvrages sur la médecine mais aussi sur l'histoire archéologique locale (1). Adolphe Toulmouche était le deuxième fils d'une famille de cinq enfants dont quatre garçons (2). Son père, René, natif de Rennes, et sa mère Rose-Sophie Bouvard, avaient quitté la ville aux alentours de l'année 1795, quelques mois après la célébration de leur mariage (3). Exerçant le métier de courtier, René Toulmouche s'installe à Nantes, rue Racine et bénéficie de l'énorme activité marchande qui s'opère dans l'un des ports les plus actifs de France. Deux de ses fils, poursuivront dans cette voie ; et tout d'abord Auguste, l'aîné de la famille, qui fut commis puis négociant ; Emile, le futur père du peintre, exerça, quant à lui, le métier de courtier. Cependant, le dernier enfant, prénommé René comme son père, s'orienta vers une carrière artistique : il fut sculpteur et obtint une certaine notoriété au Salon de 1849 (4). Cette famille, dont les intérêts semblaient se limiter aux affaires individuelles et dont les alliances étaient et resteront exclusivement liées aux domaines commerciale et juridique, n'était pas hostile aux professions artistiques qui offraient peu de garanties pour l'avenir. A la génération suivante, la famille Toulmouche donnera à la ville de Nantes deux autres artistes : Frédéric Toulmouche (5), qui composa la musique de plusieurs opéras et opérettes et Auguste Toulmouche, artiste-peintre, le plus illustre de tous au XIXe siècle.

LA FORMATION NANTAISE

Auguste Toulmouche est né à Nantes le 21 septembre 1829 d'Emile Toulmouche et de Rose Sophie Mercier (6). Il est issu d'un milieu social que l'on peut appeler bourgeoisie aisée pour reprendre une des huit classifications établies par Ange Guépin (7). Ses parents, son frère aîné (8) et lui logent au premier étage d'un appartement situé 12 bis, rue de La Fosse (9). Une domestique s'occupe des tâches ménagères. Avant 1840, toute la maisonnée déménage au 33, rue de la Bastille, dans la grande maison que le chef de famille a fait construire sur un terrain situé près du poste de l'octroi, à la limite de Nantes et de la commune de Chantenay (10).

L'éducation que reçoit Auguste Toulmouche durant sa prîme enfance reste obscure. Il passe sans doute quelques années dans un collège et doit s'exercer aux rudiments de la musique et du dessin comme c'est très souvent l'usage dans les maisons bourgeoises. L'exemple de son oncle sculpteur a pu, en outre, faire naître une vocation chez le jeune Toulmouche et l'inciter à approfondir l'étude du dessin. L'enseignement proposé par l'école communale publique et gratuite de dessin de la ville de Nantes était censé servir de première école aux artistes mais en réalité, elle demeurait incapable de former des peintres pour les concours de Paris. Cependant, si la situation n'était pas idéale, les possibilités d'étudier le dessin et la peinture se trouvaient être multiples grâce aux professeurs libres (11) et surtout grâce aux ateliers des sculpteurs, très nombreux à Nantes. C'est ainsi, qu'à partir de 1841, Auguste Toulmouche, reçoit les premiers éléments du dessin dans l'atelier de René Amédée Ménard. Ce sculpteur nantais qui fit toute sa carrière à Nantes donne des cours de dessin pour les jeunes gens le mardi et le samedi de chaque semaine. Puis, Toulmouche complète son apprentissage en prenant quelques leçons de peinture auprès de Biron (12), peintre de portraits et de scènes religieuses inscrit comme professeur particulier de dessin et de peinture à Nantes à partir de 1844 (13).

Sa famille, consciente semble-t-il de ses dispositions, le soutient dans cette voie et en 1846, décide de l'envoyer étudier la peinture à Paris. Elle sait qu'après un apprentissage dans une école locale où peuvent naître des vocations, les jeunes artistes désireux d'aborder une carrière de peintre, se doivent d'aller à l'Ecole des Beaux-Arts ou dans les ateliers parisiens. Chaque année, la grande exposition de peinture, le Salon, est l'évènement capital de la vie artistique de tout le pays. C'est là que se font et se défont les carrières et pour les artistes provinciaux, les enjeux sont sans doute plus importants encore. La province, en ce milieu du XIXe siècle a peu à offrir à ses futurs artistes. Avec son active Société des Beaux-Arts créée depuis 1831, son musée fondé en 1801 et enrichie de la belle collection Cacault depuis 1810, Nantes est la ville bretonne la mieux pourvue en matière de structures artistiques. En 1849, alors que Toulmouche est à Paris depuis trois ans, le Baron Olivier de Wismes (14) dresse fièrement les potentialités de la ville :

De l'aveu de tous, l'exposition de 1848 est la plus brillante qui se soit encore vue à Nantes, et nous avons d'autant plus lieu d'en être fiers que, sur 117 exposants, 42 appartenaient à notre cité, et étaient représentés par plus de 200 œuvres, parmi lesquelles un grand nombre était vraiment remarquable ; aussi pouvons-nous affirmer que peu de villes aujourd'hui en France possèdent dans les arts autant éléments d'avenir. Quelques efforts encore de la part des artistes, quelques encouragements de celle de leurs concitoyens et Nantes pourra légitimement avoir la prétention de former une école.

Toulmouche, qui expose trois tableaux, fait partie de ses peintres prometteurs encouragés par le Baron Olivier de Wismes et dont le commentaire, chauvin mais lucide, relève justement le rôle des amateurs de peintures. Mais Nantes a peu de chose à offrir. Certes, la riche bourgeoisie nantaise est une clientèle susceptible de passer quelques commandes aux artistes locaux à la condition, toutefois, de se faire connaître par le biais des expositions qui sont restées, pendant tout le XIXe siècle, beaucoup trop rares à Nantes (15) et quasi inexistantes dans les autres grandes villes bretonnes (16). Par ailleurs, les choix des acheteurs de la province se portent plus volontiers vers des peintres locaux qui ont obtenu une reconnaissance à Paris, gage de qualité et de bon goût. En définitive, le jeune peintre provincial n'a pas trop le choix : même s'il désire exercer sa profession dans sa région natale au risque d'avoir une renommée limitée, l'apprentissage du métier passe presque toujours par la fréquentation des ateliers parisiens (17).

L'ATELIER DE GLEYRE ET LES PREMIERS CONTACTS

En 1846, le jeune Auguste Toulmouche se trouve donc dans la capitale pour suivre l'enseignement de Gleyre (18). Si aucun document ne nous permet d'expliquer ce choix, essayons d'émettre quelques hypothèses. Biron a été le premier professeur de peinture de Toulmouche. Ancien élève de Delaroche et choisi peut-être à ce titre, il a dû orienter son jeune élève afin qu'il entame une carrière artistique réussie. Delaroche, un des peintres les plus illustres de la Monarchie de Juillet, dont les compositions sont connues de tous grâce à l'estampe, était une figure phare de la vie artistique pour toute une génération de peintres nés autour de 1820. Jules Breton (19) se rappellera : "nous éprouvions, nous les jeunes de 1848, pour Delaroche, une admiration mêlée de respect" (20). Cependant, Delaroche n'enseignait plus depuis 1843 à cause d'un accident survenu dans son atelier et qui avait causé la mort d'un de ses étudiants (21). A la fermeture de son atelier, il conseille à ses étudiants d'aller dans l'atelier de Drolling (22), de Picot (23) ou de Gleyre. La plupart d'entre eux vont chez Gleyre, motivés sans doute par le succcès considérable qu'il a obtenu au Salon de 1843. Sa fameuse toile intitulée Les Illusions perdues (24) est en effet aussitôt achetée par le gouvernement et placée au Musée du Luxembourg. Lorsque, pour Toulmouche, apparaît le besoin d'aller étudier à Paris, l'atelier de Gleyre possède beaucoup d'atouts. Il ne faut pas oublier non plus que Gleyre ne demande aucune rémunération mais seulement une contribution aux charges nécessaires pour le bon fonctionnement de l'atelier. Quelles que soient les raisons du choix de Toulmouche pour l'atelier de Gleyre, la production picturale du jeune peintre portera profondément la marque de son professeur.

L'atelier de Gleyre est un de ceux que Jacques Thuillier définit comme "des sortes de cagnes artistiques et comme de simples classes préparatoires sans lien administratif avec l'Ecole" (25). Mais Gleyre a la particularité de n'être ni professeur de l'Ecole des Beaux-Arts, ni membre de l'Académie. Il laisse les talents personnels se développer, donne à ses étudiants toute liberté pour le choix des sujets. Cet enseignement très libéral ne rejette pas certains principes de l'enseignement académique comme la bonne maîtrise du dessin avant d'aborder la peinture ou l'élaboration très soignée du tableau. Ses premiers élèves, dont Toulmouche, subissent tous son influence. Malheureusement, seule une courte notice nécrologique nous parle de cette période ; laconique, elle nous dit seulement que "Toulmouche entra dans l'atelier de Gleyre sous la direction duquel il fit de très rapides progrès" (26). En outre, un ami très proche précise que Toulmouche fut "l'un des élèves favoris" (27) de Gleyre. Ces premières années de formation apparemment très enrichissantes ne sont pas interrompues par le recrutement militaire. Lorsqu'en 1849 arrive le temps du conseil de révision, Toulmouche reste à Paris. Sa mère le représente à Nantes (28) et propose de faire valoir un "défaut de taille" pour exempter son jeune fils. Mais Toulmouche est déclaré propre au service, son numéro est tiré au sort. Aussitôt, il se fait remplacer, échappe aux sept années de services obligatoires et peut vaquer à ses occupations artistiques.

Les premières années parisiennes sont aussi celles durant lesquelles se nouent des amitiés durables, qui sont peut-être aussi importantes que la formation elle-même. Et d'abord, tout naturellement avec les peintres bretons qui ont aussi fait le déplacement à Paris. Jean-Louis Hamon (29), et Henri-Pierre Picou (30), tous deux élèves de Delaroche puis de Gleyre, demeurent à Paris depuis quelques années déjà. Ils sont en contact étroit avec Jean-Léon Gérôme (31) avec qui ils partagent le même atelier, au 9 puis au 27 rue de Fleurus à partir de 1849 (32). La rencontre avec ses trois peintres a dû faciliter l'intégration du jeune artiste débutant dans sa nouvelle vie de rapin. C'est vers 1847 que Toulmouche se lie d'amitié avec Hamon (33), au moment même où Gérôme expose son Combat de coq et Hamon, Daphnis et Chloé, deux œuvres qui ouvrent le succès à ces peintres et inaugurent la naissance de l'école néo-grecque. En 1848, Toulmouche est installé 10 rue du Regard, puis en 1849, 7 rue de Vaugirard, et enfin en 1850, 49 rue Notre-Dame-des-Champs. Avec ces changements fréquents d'ateliers, Toulmouche est en contact avec un grand nombre d'artistes d'origines diverses mais très vite, il s'installe dans le quartier Notre-Dame-des-Champs situé entre le Jardin du Luxembourg et le cimetière Montmartre.


2. TOULMOUCHE AU TEMPS DU SECOND EMPIRE

Les expositons de Toulmouche jusqu'en 1852- Les premiers succès : la peinture néo-grecque - La vie à la Boîte à Thé - Le véritable départ de sa carrière - Le mariage de Toulmouche et l'arrivée de Claude Monet - Toulmouche, un peintre célèbre.

 

LES EXPOSITIONS DE TOULMOUCHE JUSQU'EN 1852

Dès dix-neuf ans, il présente une œuvre au Salon de Paris. Il est vrai que nous sommes en 1848, et cette année-là, il n'y a pas de restrictions au nom de la liberté républicaine : le livret du Salon dénombre 5 180 numéros, le double par rapport aux années précédentes. Le portrait qu'a envoyé Toulmouche se trouve perdu au milieu de plus de 4 500 tableaux et œuvres diverses de qualités très inégales. A partir du 31 juillet de la même année, s'ouvre l'exposition nantaise qui présente un petit nombre de tableaux, quelques centaines seulement. La proportion d'œuvres modernes de peu de valeur est sans doute supérieure à celle des Salons parisiens ; en revanche, les bonnes toiles ne se trouvent pas écrasées par celles qui le sont moins et surtout l'accrochage permet une meilleure appréciation des tableaux. Toulmouche y expose deux portraits (34) et un tableau intitulé Idylle. Les vers de Boileau qui accompagnent ce tableau, dans le livret de l'exposition, ne permettent pas vraiment d'identifier le sujet. En 1849, Toulmouche envoie une seule œuvre dont le titre, La papillote, ne permet pas non plus de se faire une idée de l'orientation prise par Toulmouche. Enfin, avec les quatre portraits du Salon de 1850, il ressort essentiellement que Toulmouche s'adonne à ce genre comme pouvait le faire une multitude de peintres en quête de commandes.

La première tentative d'une peinture plus ambitieuse apparaît pendant l'année 1852 avec l'envoi d'un sujet religieux tiré de l'Ancien Testament, celui de Joseph et la femme de Putiphar (35). La présence d'un tel sujet dans la production du jeune peintre paraît bien curieuse. Cependant, il faut avoir à l'esprit que Gleyre n'était pas seulement un professeur libéral mais aussi un peintre soucieux de donner à ses élèves les aptitudes nécessaires pour le concours du Prix de Rome. Jean-Louis Hamon se souvient de ses débuts auprès de Picou, Toulmouche, tous élèves de Gleyre : "on rentrait à la maison et on piochait aux compositions que donnait le patron pour s'exercer aux concours pour le prix de Rome." Sur ce sujet, Michel Thévoz, dans son livre consacré au peintre suisse (36) nous fournit une précieuse indication : "[Gleyre] préparait ses élèves à ce concours en leur infligeant des sujets de composition tels que Le Banquet de Platon ; Thémistocle : frappe, mais écoute ; Joseph et Putiphar ; Ruth et Booz, etc..." (37). Joseph et la femme de Putiphar, prétexte à peindre un nu féminin pour les artistes du XVIIe siècle, est incontestablement un exercice d'école imposé à Toulmouche. Satisfait du résultat, il décide de le présenter au Salon avec un portrait de Jeune fille (38). Le modèle, aux cheveux noirs séparés par une raie médiane, est un de ces multiples visages au dessin stylisé issus d'Ingres et proches de Flandrin. Toulmouche, pour contrebalancer la parfaite symétrie du visage a légèrement décentré vers la gauche, les mains délicates de la jeune fille qui ont fait l'objet de toute l'attention du peintre. Napoléon III remarque ce tableau et l'offre à la future impératrice Eugénie qu'il épousera au début de l'année (39). A cet honneur, s'ajoute la récompense du jury qui décerne à Toulmouche une médaille de troisième classe. Avec cette première reconnaissance officielle, l'année 1852 marque véritablement les débuts de Toulmouche dans la vie artistique parisienne

LES PREMIERS SUCCES : LA PEINTURE NEO-GRECQUE

En 1853, le succès se poursuit et sa renommée, alors naissante, se consolide un peu plus grâce à l'achat par la famille impériale de ses deux tableaux envoyés au Salon. Il s'agit de deux toiles représentant des sujets de genre, l'une intitulée Le premier pas (40) trouve acquéreur en la personne de l'impératrice Eugénie (41), l'autre, Après déjeuner, est achetée par la princesse Mathilde qui la conservera jusqu'à sa mort (42). L'Impératrice achète également Ma sœur n'y est pas de Jean-Louis Hamon, qui obtint un énorme succès populaire. Ces illustres acquéreurs encouragent Toulmouche dans cette voie, celle des néo-grecs.

Le peintre commence à se faire connaître également dans la région nantaise. En 1854, grâce à une exposition organisée par La Société des amis des arts de Nantes, sa ville natale encourage et honore l'enfant du pays avec l'achat de La leçon de lecture. Cette toile, présentée lors de l'Exposition Universelle de 1855, fait l'objet d'une bonne critique de Théophile Gautier : "M. Toulmouche a deux tableaux, la Terrasse et la Leçon, dans la manière de M. Hamon, des sujets familiers travestis à la grecque et perdant ainsi ce qu'ils pourraient avoir de vulgaire" (43). Aussi, après avoir décrit la Terrasse, Gautier finit par conclure qu'il apprécie le charme de ces "deux petites toiles". Il est sans doute le premier critique à écrire le nom de Toulmouche dans un compte-rendu de Salon et si l'article de Théophile Gautier ne comporte que quelques lignes, il a dû être ressenti à sa juste valeur par Toulmouche au temps où l'écrivain faisait autorité, comme nous le laisse penser cet avis de Timbal : "En ce temps-là un homme régnait dans la critique. Sa plume incomparablement habile était un sceptre ; sceptre redouté, dont chacun enviait les caresses et sollicitait les coups ; on ne craignait que son oubli. Heureusement Th. Gautier était bon et il exerçait son pouvoir avec bénignité" (44). Toujours à Nantes, Toulmouche peint en 1856, dans le style néo-grec, quatre panneaux décoratifs pour les appartements de la famille Say qui possédait dans cette ville, une importante raffinerie de sucre (45).

LA VIE A LA BOITE A THE

Aux alentours des années 1854-1855, une nouvelle vie se profile pour Toulmouche. Il commence à occuper un des ateliers construits par son père derrière les appartements qu'il possède au 70 rue Notre-Dame-des-Champs. Daniel Wildenstein nous donne un descriptif précis de ces constructions (46) :

Aucun immeuble de la rue Notre-Dame, où se trouvent de nombreux ateliers, n'en possède autant que le n° 70 bis qui en renferme alors sept à lui seul, sans compter quelques "galeries vitrées", le tout réparti en plusieurs bâtiments, la plupart sans étage, séparés de la rue par le n° 70 et dispersés à travers des cours et des petits jardins intérieurs.

Appelé Boîte à Thé "car l'extérieur était décoré d'ornements chinois" (47), cette série d'ateliers devient vite un lieu de rencontre pour les artistes. Ils y organisent des soirées qui ont marqué, pendant longtemps, les esprits des contemporains. En 1876, Pierre Véron, se souvient de "cette illustre baraque où, du temps de Gérôme et Cie, se donnaient des fêtes si abracadabrantes" (48). Jules Breton écrit dans ses souvenirs (49) qu'il a "assisté au milieu de [ses] excellents camarades, à de joyeux repas où prenait part aussi (et ce n'était pas toujours sans accident malpropre) le singe Jacques, le favori de Gérome, que l'on approchait de la table sur un siège fait comme un fauteuil de petit enfant." Lors de ces fêtes, on peut y voir les artistes locataires des ateliers, Brion, Gérôme, Lambert, mais aussi, Hébert, Lauwick, Schutzenberger, Paul et Ambroise Baudry, Cabanel, tous les Néo-Grecs, l'acteur Got (50), le compositeur Reyer (51), le journaliste Jules Clarétie, Philippes de Chennevières (52), Théophile Gautier, George Sand (53) et bien d'autres encore (54). Toulmouche cotoient tous ces artistes à la réputation déjà établie et, pour la plupart très en vue auprès de Napoléon III.

LE VERITABLE DEPART DE SA CARRIERE : LA PEINTURE DE LA VIE BOURGEOISE

Avant la fin des années 1850, Auguste Toulmouche devient un peintre qui gagne bien sa vie. Sa situation s'améliore en effet trés nettement depuis qu'il a décidé de ne plus peindre dans le style néo-grec. Grâce à ses petits tableaux représentant la vie quotidienne des classes aisées de la société, il connaît un vrai succès auprès du public et des collectionneurs. Le marchand Adolphe Goupil lui achète plusieurs tableaux dont les prix de vente atteignent allègrement les 2 000 francs, somme considérable pour l'époque. Le château de cartes, "de tout point une chose charmante" (55), exposé au Salon de 1859 atteint la somme de 3 000 francs en 1861! Toulmouche devient ce qu'il convient d'appeler un peintre à la mode. On veut posséder un de ses tableaux si bien que la demande l'oblige à réaliser de nombreuses copies de ses compositions les plus appréciées durant la visite aux Salons. Toulmouche envoie à Goupil en 1858, La Leçon et La prière du matin en deux exemplaires. Il en est de même pour les tableaux exposés au Salon de 1861 à Paris : La montre, Le premier chagrin, Le sommeil et Le billet, ont tous été copiés au moins une fois. En 1860, La montre, tableau très apprécié, avait déjà été copié au moins deux fois avant d'être exposé en 1861. Avec ces succès, les honneurs et les récompenses ne se font pas attendre, Toulmouche reçoit en 1859, un rappel de médaille et en 1861, une médaille de deuxième classe.

LE MARIAGE DE TOULMOUCHE ET L'ARRIVEE DE CLAUDE MONET A PARIS

Agé de trente ans, reconnu et honoré, il est temps pour Toulmouche de se marier. Dans ce milieu de la bourgeoisie où le mariage est autant "une affaire de famille qu'une affaire d'argent" (56), le choix de sa future femme n'est pas pris à la légère. Emile Toulmouche, son père, ancien courtier et agent de change à Nantes, est bien inséré dans la haute société de la ville et a conservé des contacts avec le milieu juridique et celui des grands armateurs et négociants nantais. Il connait bien, très probablement, les Lecadre, une famille de négociants installée à Nantes au moins depuis la Révolution (57). Alphonse Henri Lecadre, avocat, accepte le mariage de leur fille Marie avec Auguste Toulmouche. Marie Lecadre est une jeune femme de vingt-cinq ans, "une beauté dont on parlait dans les salons nantais" et qui "jouait du piano, chantait et récitait à la perfection" (58). Le peintre, quant à lui est peu séduisant et fait plus vieux que son âge avec ses cheveux dégarnis, sa petite taille et sa corpulence assez forte. L'union des deux jeunes gens se fait avec l'agrément des deux familles qui établissent un contrat de mariage le 2 décembre 1861 (59). Le lendemain, à Nantes, a lieu la cérémonie civile en présence de René Waldeck-Rousseau (60) et de Philibert Doré-Graslin (61). Ce mariage met Toulmouche en contact avec Claude Monet qui devient, par alliance, un de ses cousins (62).

Grâce au mariage de Jeanne Gaillard avec Jacques Lecadre, les Monet sont alliés à l'une des grandes familles de négociants du Havre. C'est Jeanne Gaillard qui décide, en 1862, de payer 3 000 francs pour que son neveu, Claude Monet soit exempté des cinq années de service militaire qui lui reste à faire. Elle demande à Auguste Toulmouche, "le grand homme de la famille", de s'occuper de son jeune protégé et veut s'assurer, par son intermédiaire, que Claude Monet travaillera sérieusement à Paris (63). Après avoir vu quelques uns de ses tableaux (64), Toulmouche conseille à Monet de suivre l'enseignement de son ancien professeur, Charles Gleyre. Les cours se déroulent très probablement dans l'un des sept ateliers du 70 bis rue Notre-Dame-des-Champs (65) où viennent également Bazille, Renoir et Sisley. Le tuteur de Monet n'est jamais loin puisqu'il dispose d'un atelier voisin et occupe avec sa femme, l'un des appartements du n°70 (66). Il n'hésite pas d'ailleurs, à signaler à Jeanne Gaillard l'absence prolongée de Claude Monet, parti avec Frédéric Bazille à Chailly-en Bière, à proximité de Barbizon pour peindre en plein air. Une lettre de Claude Monet du 23 mai 1863 au peintre Amand Gautier témoigne de cette vigilance du peintre : "Je viens de recevoir une lettre de Mme Lecadre du Havre, la femme du médecin, qui a vu Toulmouche lequel me fait dire par elle qu'il ne faut pas en aucune façon rester plus longtemps à la campagne, que c'est une faute grave."

TOULMOUCHE, UN PEINTRE CELEBRE

Durant toute la décennie 1860-1870, Toulmouche est un peintre de genre dont la réputation n'est sans doute pas loin d'égaler celle d'Alfred Stevens et de tous ces peintres fêtés par les puissants du Second Empire. Sa popularité se mesure aussi à la diffusion de son portrait dans ces publications photographiques qui recensaient toutes les personnalités célèbres de la vie politique, artistique et religieuse. Auguste Toulmouche figure dans la série de la Galerie des artistes contemporains (67) d'Adolphe Dallemagne où prennent place, à côté de quelques peintres comme Manet ou Daumier, les artistes les plus appréciés de l'époque. Utilisant le drapé et un cadre en trompe-l'œil à la manière des portraits d'un Hyacinthe Rigaud, le photographe crée de petites mises en scène destinées à représenter l'activité et le caractère de l'artiste (68). La composition choisie pour Auguste Toulmouche est une des plus sobres et tranche singulièrement avec celle des autres peintres. Sans palette, sans pinceaux ou tout autre accessoire symbolisant son art, elle ne ressemble en rien à l'image conventionnelle de l'artiste créateur. La pose de Toulmouche exprime la dignité d'un peintre conscient de sa valeur mais plus encore, peut-être l'assurance de ces hommes dont la réussite financière leur a donné une place dans la société du Second Empire. Il suffit de se rappeler du portrait brossé par son ami Jean-Louis Hamon pour s'apercevoir du chemin parcouru par ce jeune homme à l'allure bohème qui venait tout juste de débarquer à Paris. En 1866, Toulmouche s'offre un voyage en Italie en compagnie de sa femme et passe quelques semaines à Rome où il retrouve, sans doute, son ami Paul Baudry qui copie les fresques de la Sixtine avant d'aborder son travail à l'opéra (69).

3. LA GLOIRE ET L'ARGENT

La Légion d'honneur - Après la guerre de 1870 - A l'abbaye Notre-Dame de Blanche-Couronne

LA LEGION D'HONNEUR

Si Toulmouche a la satisfaction de peindre des œuvres appréciées de tous, il lui manque une véritable reconnaissance officielle. L'obtention de la Légion d'honneur serait pour lui une consécration et la juste récompense d'une carrière consciencieusement menée. Dès 1867, Toulmouche pense être un digne prétendant à cet honneur et veut rallier à sa cause un cercle d'amis susceptibles d'appuyer sa nomination. Il s'en remet en particulier à ses amis de l'administration des Beaux-Arts, à Chennevières, Conservateur au Musée du Luxembourg et Inspecteur chargé de l'Exposition Universelle et aussi, sans doute, à Alfred Arago, qui devient cette année-là, inspecteur général des Beaux-Arts. Lauwick, un ami de longue date, qui a fait appel à Jean-Léon Gérôme, alors professeur à l'Ecole des Beaux-Arts et membre de l'Institut, n'a cependant pas une bonne nouvelle à annoncer à Toulmouche (70):

Gérôme a vu le surintendant, vendredi, relativement à ton affaire. Il lui a été répondu qu'à la suite de l'exposition universelle, la chose n'était pas possible mais que pour le 15 août ce serait dans de meilleures conditions à cause de ta bonne exposition de cette année et a en somme pas de promesse certaine, beaucoup de bon vouloir. Donne bon espoir de succès.

Toulmouche ne se fait pas d'illusions, "Vous voyez d'après cela, cher Monsieur, qu'il n'y a plus rien à faire pour moi" (71) écrit-il à Chennevières et comprend que ses efforts resteront sans effet pour la seconde chance du 15 août. Les démarches du peintre se concrétisent seulement en 1870 grâce, semble-t-il, à l'intervention de Fromentin. Un de ses manuscrits, à l'écriture soignée, présente une liste de sept peintres qui selon lui doivent être nommés officiers ou chevaliers de la Légion d'honneur (72). Parmi ces peintres, on compte Rousseau (73), Berchère (74), Courbet et bien sûr Toulmouche. Fromentin n'apprécie guère la peinture de genre, et son appréciation sur Toulmouche est sans conteste la plus nuancée :

Carrière moyenne, heureuse, approuvée, estimée. Un talent fin, soigneux, qui se respecte et se conserve, du charme, le sens délicat de la vie moderne, avec cela assez de métier pour soutenir aux yeux des peintres les succès de foule qu'il a obtenu. D'ailleurs n'a jamais fait mieux. Sa croix sera très bien accueillie. Les gens du monde la lui auraient voulue plus tôt, ses confrères peut-être plus équitable trouveront qu'elle vient à son moment et qu'aujourd'hui c'est justice.(75)

L'avis de Fromentin précise bien qu'elle est le regard porté sur la peinture de Toulmouche par ses contemporains. De fait, proposer Toulmouche pour l'obtention de la Légion d'honneur, c'était reconnaître à la fois l'appréciation des amateurs mais aussi les qualités techniques du peintre. Dans une lettre à Elie Delaunay du 19 juin 1870 (76), Toulmouche est cette fois "plein de certitude" et croit pouvoir annoncer sa décoration. Trois jours plus tard, en effet, est publié, dans le Journal officiel du mercredi 22 juin, le décret annonçant sa nomination à l'ordre de chevalier de la Légion d'honneur. Cette médaille, très attendue - Toulmouche est alors dans sa quarantième année - marque l'apogée de sa carrière, à quelques mois seulement, il faut le noter, de la fin du Second Empire. La Revue de Bretagne et de Vendée s'en fait l'écho et après un rappel de la carrière de l'artiste, Louis de Kerjean conclue son article par une simple phrase qui exprime d'une autre manière le jugement de Fromentin : "Nous nous plaisons seulement à constater que si, l'honneur et l'argent vont à M. Toulmouche, ce n'est que justice rendue au vrai mérite." (77) Son succès est aussi salué par Le général Mellinet (78), qui envoie deux messages de félicitation, l'un à Auguste Toulmouche, l'autre à son père, un ami de vieille date (79).

APRES LA GUERRE DE 1870

En juillet 1870, la déclaration de guerre, suivie bientôt de la défaite française, de la chute de l'Empire et du siège de Paris ne laissent pas beaucoup le temps à Toulmouche de profiter de sa nomination. Avec d'autres peintres recrutés dans le quartier Notre-Dame-des-Champs, dont certains de ses amis comme Mouchot, Brion, le statuaire Moreau-Vauthier (80), Auguste Toulmouche fait partie de la 7e compagnie du 19e bataillon pour défendre Paris assiègé (81). A la fin du siège, en janvier 1871, Toulmouche quitte la capitale accompagné de quelques amis "tous gais et heureux de fuir les souffrances et les privations du siège" (82). Il se rend à l'abbaye de Blanche-Couronne où le rejoint Paul Baudry qui décide de passer quelques jours dans la nouvelle propriété de son ami. Auguste Toulmouche est alors en train de devenir propriétaire d'une grande abbaye du XVIIIe siècle suite au décès d'Alphonse-Henri Lecadre (83). En mars 1871, il passe sa vie chez les notaires, pour s'occuper dit-il "des horribles affaires de liquidation de son pauvre beau-père" (84) car le domaine doit être partagé avec les deux frères de Mme Toulmouche, Jacques Edmond et Eugène Félix Lecadre (85). Sa femme obtient cependant l'ensemble du domaine en août 1871.

A L'ABBAYE NOTRE-DAME DE BLANCHE-COURONNE

L'abbaye de Blanche-Couronne (86) est un lieu de villégiature où les Toulmouche invitent beaucoup d'artistes. Leurs hôtes en apprécient le cadre de vie, le grand parc fleuri ombragé par plusieurs arbres exotiques et la forêt où l'on chasse le sanglier. Dans une lettre à Leconte de Lisle, José Maria de Heredia (87) décrit ses impressions inspirées par le lieu : "Nous menons dans ce charmant couvent une vie végétative plus encore que claustrale. Il règne ici une solitude pleine de charme. L'air de la mer y souffle adouci par la Loire voisine. Il fait frais et doux dans les vastes pièces, les grands couloirs et dans un cloître charmant dont le préau est plein de fleurs" (88). L'abbaye de Blanche-Couronne inspire la fille de Heredia, Marie qui a épousé Henri de Régnier ainsi que les nombreux poètes parnassiens qui y séjournent. Dans son roman à succès, L'abbé Constantin, Ludovic Halévy situe son intrigue autour d'une grande bâtisse qu'il appelle Blanche-Couronne. Marie de Régnier fait de même dans un chapître du Roman des Quatre (89). Mais cette intense activité artistique se situe plutôt durant la dernière décennie du XIXe siècle. Du temps du peintre, l'abbaye accueille les personnalités du théâtre et de la musique que Toulmouche fréquente à Paris. Ayant aménagé un atelier dans l'un des quatre pavillons de l'abbaye (90), le peintre invite aussi des modèles afin de réaliser quelques tableaux comme L'Eté (91) dans lequel on reconnait nettement un des piliers du cloître. L'un des derniers modèles de Toulmouche, Mlle Andrée Mégard (92), devenue plus tard actrice grâce à ses encouragements (93), est à l'Abbaye de Blanche-Couronne à partir de 1887. Aussi bien à Paris qu'à Blanche-Couronne, elle voit défiler dans l'atelier toutes les fréquentations habituelles de Toulmouche. C'est pourquoi quelques passages de ses Souvenirs méritent ici d'être longuement cités :

Toulmouche recevait beaucoup d'artistes, d'écrivains, musiciens, peintres et comédiens. Il faisait alors le portrait de Réjane, qui était au début de ses grands succès. José Maria de Heredia venait fréquemment à l'atelier ; Toulmouche disait de lui : "C'est le flirt de ma femme". Le grand poète et Mme Toulmouche était en effet d'excellents amis. On y voyait également Paderewsky (94), jeune et déjà illustre, qui nous ravisssait, dès qu'il s'asseyait au piano, par son jeu éblouissant, et Reyer, l'auteur de Sigurd et de Salammbô. [...] La duchesse de Richelieu, une femme ravissante fréquentait aussi l'atelier. A ce moment là, elle hésitait à quitter son titre de duchesse pour celui de Princesse de Monaco... qu'elle finit par accepter. Gaston Dreyfus et sa femme était, de même des familiers des Toulmouche, ainsi que la veuve de G. Bizet qui, devint plus tard, Mme Emile Strauss.(95)

Toulmouche invite aussi ses amis peintres, en particulier Paul Baudry (96) et Elie Delaunay qui possède une maison à quelques kilomètres de Blanche-Couronne. Quatre fresques allégoriques des saisons exécutées par Delaunay vers 1881 témoignent aujourd'hui encore des fréquents séjours de ce peintre dans l'abbaye. A la même époque, Elie Delaunay fait également une grande peinture murale représentant des moines jouant aux boules. Mais le plus bel hommage donné aux Toulmouche, c'est "le prestigieux portrait de Mme Toulmouche par Elie Delaunay, [...] une toile fameuse, historique déjà." (97). Dans ce portrait, une des façades de l'abbaye ainsi que le pignon de la chapelle se dessinent distinctement à droite du tableau. L'Abbaye de Blanche-Couronne, lieu de rendez-vous pour les artistes, lieu de travail pour Toulmouche est aussi un lieu de détente et le point de départ de tous les hôtes pour se promener dans les villes balnéaires à la mode comme le Pouliguen, le Croisic ou Préfailles.


4. LA FIN DE SA VIE

Les "difficultés" - Vers une nouvelle esthétique ? - L'association bretonne-angevine - Décès d'Auguste Toulmouche et de son père - La personnalité d'Auguste Toulmouche

LES "DIFFICULTES "

Après avoir vécu une période durant laquelle les commandes étaient nombreuses, Toulmouche se trouve dans une situation plus difficile sur le plan financier. En 1877, le peintre vend sa collection de statuettes et de divers objets antiques (98). Cette vente ne peut témoigner à elle seule de ses problèmes financiers. Cependant, Toulmouche laisse entendre qu'ils existent vraiment lorsqu'il écrit à Paul Baudry (99) la même année, que le petit héritage de sa tante "est le bien venu". Mais s'il faut être de la plus extrême prudence sur ce sujet étant donné que les informations sur les ventes de ses œuvres restent très fragmentaires, tout un ensemble de facteurs nous laissent supposer que l'engouement pour Toulmouche s'est quelque peu émoussé. Pour Andrée Mégard, Toulmouche est un peintre qui a connu le succès à la fin du Second Empire : "ses tableaux avaient une grande vogue" dit-elle, mais au moment de leur rencontre, elle constate seulement que Toulmouche "connaissait un certain succès [...] grâce à des petits tableaux de genre d'une peinture un peu léchée mais agréable" (100). Cette présentation de Toulmouche est pertinente et résume parfaitement sa situation. Les contemporains qui écrivent sur lui à la fin des années 1880 ne disent pas autre chose. Maillard, par exemple, affirme que "depuis quelques années, une sorte de réaction s'est produite contre l'engouement qui avait été gardé, jusque-là, à M. Toulmouche" (101) mais pour la plupart des critiques, c'est l'évolution du goût qui est à mettre en cause. En 1878, Charles Bigot considère d'ailleurs que tous les peintres de genre de la génération de Toulmouche sont concernés par cette évolution :

Parlerai-je de nos peintres de genre, de MM. Gérôme, Boulanger, Vibert, Worms, Firmin-Girard, Berne-Bellecour, Leloir, Toulmouche, Saintin ? Je ne crois pas que l'Exposition ajoute ni retranche à leur réputation. On continuera à les regarder et à acheter leurs œuvres fort cher. A dire mon sentiment, je crois pourtant que l'école dont ces messieurs sont les représentants les plus à la mode et qui a régné presque en maîtresse souveraine dans ces vingt dernières années, je crois que cette école jouit de ses derniers beaux jours. Le mouvement du siècle et l'attention publique vont d'un tout autre côté : j'en suis pour ma part, tout consolé.(102)

Si quelques années plus tard, en 1883, le même auteur remarque toujours que "le règne des jolies petites femmes de notre temps, chères à M. Toulmouche ou M. Saintin," est en train de passer de mode (103), la lassitude du public n'est pas aussi importante qu'il le prétend. En fait, le public des expositions ne change guère, "Plusieurs toiles de Toulmouche, dont l'une particulièrement, la Sultane parisienne, attire les visiteurs et les retient" (104) peut-on encore lire en 1888. En outre, les commentaires des critiques, plus rares et souvent franchement négatifs, démontrent que Toulmouche n'est pas ignoré et reste toujours présent sur la scène artistique.

En réalité, c'est le marché de l'art qui évolue et spécialement celui de l'Amérique, là où justement Toulmouche écoulait sa production. Son ami Reyer explique ce changement et montre comment il a pu affecter Toulmouche : "Ce fut un grand chagrin pour notre pauvre ami que l'infidélité de cette clientèle sur laquelle il croyait pouvoir compter bien longtemps encore et qui tout à coup l'abandonnait." (105) Mais plus que le droit de 30% sur l'importation des œuvres d'art qui ferme à peu près complètement le marché américain à partir de 1883 (106), la véritable cause de ce changement est le succès de l'Impressionnisme qui se développe petit à petit et se propage en Amérique. "Et puis, à quoi bon se le dissimuler ?", avoue Reyer, "le goût américain s'était modifié : il allait maintenant à des œuvres plus robustes, plus réalistes, se réglant en cela sur celui de certains amateurs parisiens qui, en ces matières, ont une incontestable autorité." (107) Les collectionneurs, en effet s'intéressent de plus en plus aux tableaux de la Nouvelle Peinture dont les prix sont beaucoup plus accessibles que ceux des peintres réputés du Salon. Aux Etats-Unis, entre 1870 et 1880, les prix avaient atteints des records si extraordinaires que les acheteurs de la nouvelle génération ne pouvaient plus les acquérir et se tournaient vers des artistes moins connus comme les impressionnistes. De son côté, le public commence timidement à les "comprendre". En 1880, Huysmans note déjà un changement dans l'attitude du public "qui se tordait jadis aux expositions des intransigeants" (108), et est obligé de constater que :

Maintenant, il parcourt paisiblement les salles, s'effarant et s'irritant encore devant des œuvres dont la nouveauté le déroute, ne soupçonnant même pas l'insondable abîme qui sépare le moderne de M. Degas et M. Caillebote et celui que fabriquent MM. Bastien-Lepage et Henri Gervex, mais en somme, malgré son originelle bêtise, il s'arrête, regarde, étonné et poigné quand même un peu par la sincérité que ces œuvres dégagent.(109)

Moins apprécié du public et surtout, de moins en moins sollicité par les collectionneurs, Toulmouche se voit confronter à une concurrence très rude durant les dernières décennies du XIXe siècle. Le contexte est peu favorable au commerce de la peinture. En effet, les artistes sont les premiers à subir le contre-coup du krach financier de 1882, autrement dit, avant même que l'Amérique décide de taxer les œuvres d'art provenant de France.

VERS UNE NOUVELLE ESTHETIQUE ?

Face à ces contraintes extérieures, Toulmouche développe sa carrière de portraitiste. Grâce à ses fréquentations dans le milieu du théâtre et de la musique (110), le peintre reçoit quelques commandes des comédiennes et chanteuses les plus illustres du moment comme Marthe Devoyod, Rose Caron et Réjane (111). Il commence aussi à travailler le pastel qui revient à la mode depuis le milieu des années 1880. Mais Toulmouche reste fidèle à ses petits tableaux qui lui ont fait connaître la gloire. Après une longue absence inexpliquée depuis la dernière exposition universelle de 1878, il expose aux Salons à partir de 1883 des œuvres comme Le billet ou Le départ qui sont autant de sujets déjà traités en 1861 et 1871 (112). Du point de vue technique, il est aussi difficile d'avancer une quelconque évolution malgré cette notice nécrologique affirmant que Toulmouche qui "voyait chaque année, sa peinture moins appréciée [...] se disposait même à apporter des changements à son genre quand la mort est venue brusquement le frapper" (114). Cependant, lorsqu'en 1890, Toulmouche décide de ne pas figurer au Salon des Champs-Elysées et de participer à l'exposition de la Société Nationale des Beaux-Arts, ce n'est pas parce qu'il a transformé sa façon de peindre :

[La réputation] de M. Toulmouche est faite depuis longtemps et ce n'est point l'ambition, que je sache, qui l'a jeté parmi les dissidents. Un de ses camarades me disait hier qu'il était dépaysé au Champ de Mars. Il est certain que sa peinture détonne au milieu des hardiesses abracadabrantes des artistes de la nouvelle école. Eux s'en tiennent le plus souvent à l'ébauche, M. Toulmouche n'est content que lorsqu'il a poli et repoli ses tableaux. (115)

Les motivations qui poussent Toulmouche à être présent à l'exposition de la Société nationale des Beaux-Arts sont plutôt à chercher dans le désir d'exposer ses œuvres dans de bonnes conditions ou plus simplement peut-être de suivre l'exemple de son ami Puvis de Chavannes, l'un des fondateurs du nouveau Salon. Créé sur l'initiative de Meissonier à la suite d'incidents entre artistes au sujet de l'attribution des récompenses après l'exposition universelle de 1889, il accueille seulement neuf cents œuvres d'artistes (parmi les plus célèbres, on trouve Puvis de Chavanne, Besnard, Carolus-Duran, Lhermitte ou Gervex) pour lesquels on laisse libre choix pour le nombre d'envois mais aussi pour l'emplacement et l'accrochage des œuvres. Face à une telle organisation, le Salon des Champs-Elysées fait pâle figure et ne soutient pas la comparaison avec l'exposition de Meissonier : "On n'avait pas prévu qu'il serait à ce point médiocre" écrit Charles Bigot, avant de constater "l'éclatant succès de l'Exposition de la Société nationale des Beaux-Arts" (116). En effet, cette année-là, le Salon traditionnel montre plus que jamais son incapacité notoire à présenter des expositions de qualité même s'il conserve toujours aux yeux des artistes un intérêt pour la vente de leurs œuvres (117).

L'ASSOCIATION BRETONNE-ANGEVINE

Le projet de Léon Séché (118), pour lequel Toulmouche a collaboré, est une initiative originale et régionaliste qui souhaite donner du même coup une réponse satisfaisante au problème du Salon. Après avoir fondé la Revue de Bretagne et d'Anjou en 1885, Léon Séché décide de créer une association qui doit, selon ses propres termes, encourager les artistes bretons et angevins et protéger les vieux monuments (119). Parmi les membres fondateurs, on compte des écrivains, des musiciens et les peintres Auguste Toulmouche et Evariste Luminais. Quant à Elie Delaunay, il est vice président avec Ernest Renan. Dès le mois d'août 1886, Léon Séché a l'idée de présenter une exposition de peintures d'artistes bretons et angevins. La première a lieu du 25 mai au 25 juin 1888, dans les luxueuses salles de la Galerie Georges Petit. Ouverte durant la même période que le Salon des Champs-Elysées, Léon Séché veut œuvrer contre l'exposition annuelle, "une halle, un capharnaüm" dit-il, en "organisant tous les ans, [...] un salon breton-angevin." (120). De fait, accessible seulement aux membres de l'association, Léon Séché est partisan d'un Salon où les artistes seraient regroupés par région. Mais son entreprise de décentralisation n'est guère convaincante pour la presse parisienne. Perçue comme "une réduction du grand Salon annuel" (Gil Blas, 9 juin), un critique s'interroge sur "le profit pour les artistes de cette combinaison, à moins toutefois, précise-t-il, qu'à sa faveur, ils ne nous apportent des souvenirs de leur pays, des paysages de chez eux, des types dessinés dans leur village" (Le Soleil, 29 mai). Il est vrai que "les fins portraits de vraies Parisiennes de Toulmouche" (Le XIXe siècle, 27 mai) ou mieux encore les "cinq panneaux de Toulmouche, élégants, précieux, coquets, très parisiens" (121) peuvent difficilement contenter ce souhait.

DECES D'AUGUSTE TOULMOUCHE ET DE SON PERE

En 1888, Emile Toulmouche, le père du peintre meurt à l'âge de 89 ans. Cet homme, dont Auguste Toulmouche nous dit qu'il avait une "constitution d'Hercule" (122), fut toujours présent dans la vie de son fils mais aussi auprès de ses amis peintres (123). La Revue Illustrée de Bretagne et d'Anjou lui consacre un article nécrologique (124) et note la présence d'une foule d'artistes dont Olivier et Luc-Olivier Merson, Puvis de Chavannes, Bourgault-Ducoudray ou encore Elie Delaunay dont le portrait du père d'Auguste Toulmouche avait été présenté quelques mois auparavant à l'exposition bretonne-angevine (125). La mort du peintre survient brutalement deux ans plus tard comme l'écrit en détail Edouard Beaufils dans son article nécrologique (126) : "Auguste Toulmouche est mort dans son appartement de la rue Victor Massé, à l'âge de 61 ans. Sa fin a été très brusque, presque subite. Pris d'une syncope vers 11 heures du soir, après un repas avec quelques amis, il a succombé dans la nuit". "Homme aimable, Toulmouche ne comptait que des amis et sa perte sera vivement ressentie dans le monde des arts et le monde des lettres." ajoute de son côté la Revue des Provinces de l'Ouest (127).

LA PERSONNALITE DE TOULMOUCHE

Le portrait brossé par ses contemporains nous montre un homme sympathique à l'humeur enjouée et au caractère dévoué. Sous la plume de George Sand, de Moreau-Vauthier ou de Reyer, on ressent que le bon Toulmouche est un ami dont on apprécie la compagnie. C'était "Un homme actif, entreprenant, plein de cœur et de dévouement, on peut dire que sa vie s'est passée à peindre et à rendre service" se souvient Moreau-Vauthier (128). En effet, dans sa correspondance, Toulmouche fait souvent part de son intérêt pour la réussite de ses amis. Par exemple, il est toujours prêt à user de ses bonnes relations avec Chennevières afin de faciliter l'obtention des médailles du Salon : "La liste serait longue, écrit Reyer de ceux qui, au temps où l'un de ses meilleurs amis était le grand dispensateur des récompenses les plus enviées, ont eu recours à son obligeance empressée et toujours en éveil, sans avoir des titres bien sérieux à la mériter" (129). On songe à Lambert, en particulier, ce peintre de chats, pour qui George Sand fait appel à Toulmouche afin qu'il obtienne la Légion d'honneur. Très tôt, Toulmouche a su profiter des avantages que lui procurait une vie mondaine dans laquelle son père a pu, semble-t-il, lui faciliter l'accès. Grâce aux relations du groupe néo-grec soutenu par plusieurs achats de la famille impériale, grâce à sa rencontre avec Adolphe Goupil, et grâce aussi au succès rencontré auprès du public et rapporté par des critiques importants, Toulmouche se fait rapidement un nom dans sa profession. Après 1860, les petits tableaux qu'il a choisis de composer ont été pour lui un moyen de reconnaissance de son talent mais aussi une source de revenus considérables car Toulmouche a été avant tout un peintre habile et consciencieux préoccupé de vendre ses tableaux à de bons prix (130). Aussi, tant que le succès était au rendez-vous, et l'on peut affirmer qu'il ne s'est jamais vraiment démenti jusqu'à la fin de sa vie, Toulmouche a toujours produit les mêmes tableaux afin de satisfaire le goût de sa clientèle fortunée.