TOULMOUCHE, PEINTRE NEO-GREC

Ma soeur n'y est pas (Hamon)
La leçon de lecture (Toulmouche)
Les néo-grecs
Toulmouche et les années 1850-1857

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. LES NEO-GRECS

Formation du groupe - Sur les noms des néo-grecs et leur source d'inspiration - L'esthétique néo-grecque - Les critiques - La peinture néo-grecque face au réalisme

FORMATION DU GROUPE

Le Salon de 1847 révèle un peintre complétement inconnu, à peine âgé de vingt-trois ans, Jean-Léon Gérôme. Sur une assez grande toile, si l'on tient compte des conventions établies entre le format et le genre du tableau, le jeune peintre présente une composition où, au temps de l'Antiquité, un jeune garçon et une jeune fille assistent au combat de deux coqs (ill. p.121). Le triomphe inattendu de ce tableau intitulé Un combat de coqs doit beaucoup à la critique de Théophile Gautier, parue dans L'Artiste, qui place l'ouvrage au-dessus des Romains de la Décadence de Thomas Couture, autre grand succès du Salon. Cette soudaine notoriété désigne Jean-Léon Gérôme chef d'une nouvelle école et encourage des artistes à réaliser d'autres œuvres de la même veine.

L'histoire de la formation du groupe néo-grec est celle d'un petit groupe de jeunes garçons nés aux alentours des années 1820 qui ont tous été élèves de Delaroche et se sont retrouvés à l'atelier de Gleyre. Hamon, Picou, Gérome (ce dernier y restant seulement pendant trois mois), travaillent dans le même atelier de la rue de Fleurus et lorsqu'en 1848, Hamon et Picou exposent leurs premières œuvres au Salon, elles sont toutes néo-grecques. Plus poétiques et plus fantaisistes, le public est sensible à la grâce aimable de leurs tableaux, ceux de Hamon en particulier. En effet, après avoir travaillé pendant quatre ans à la décoration de vases pour la manufacture de Sèvres où Gleyre l'avait fait entré, Hamon connaît un succès considérable à partir de 1852 et se voit même en 1855 décerner la médaille de chevalier de la Légion d'honneur. Cette même année, Gérôme part en Egypte, et Hamon devient tout naturellement le nouveau représentant du groupe dans lequel on peut compter de nombreux autres peintres comme Aubert, Jobbé-Duval, Isambert, Boulanger, Foulonge, etc... sans oublier Toulmouche, qui produisent à leur tour des tableaux de genre inspirés de l'Antiquité.

SUR LES NOMS DES NEO-GRECS ET LEUR SOURCE D'INSPIRATION

Le mot néo-grec nous suggère un retour vers les valeurs de l'art grec ancien où prédominent l'humain, l'harmonie des formes et l'équilibre des proportions. Mais le suffixe néo trouve ici sa valeur dépréciative puisque la référence à l'Antiquité est avant tout un prétexte pour les peintres de genre à de nouveaux sujets anecdotiques. Le terme de pompéiste adopté par Théophile Gautier, ou encore de néo-pompéien, paraît sans doute plus approprié au temps où Pompéi fascine l'imaginaire des artistes du milieu du XIXe siècle (1). Si tous ne visitent pas l'antique cité, ils pouvaient disposer d'albums de reproductions (2) ou encore profiter des croquis des peintres qui ont fait le voyage comme ce fut le cas de Gérôme pour Hamon qui alla en Italie seulement vers les années 1865. En outre, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, de nombreux albums gravés et aquarellés ont été publiés. Ce n'est pas la première fois que des artistes français s'inspirent des découvertes de Pompéi et d'Herculanum. Au Salon de 1763, Diderot faisait l'éloge du peintre Joseph Marie Vien (1716-1809) qui, avec La Marchande à la Toilette appelée aussi La Marchande d'Amours conservée au Château de Fontainebleau (ill. p.122), s'inspira d'une fresque d'Herculanum. Ce tableau considéré comme la première manifestation du néo-classicisme français exprimait pleinement le goût des évocations antiques avec cette pointe d'érotisme propre au XVIIIe siècle. Il est très proche de l'esprit néo-grec et probablement une source de référence directe. A la fin du XVIIIe siècle, Jean-Urbain Guérin (1700-1800) fut le premier à appliquer l'esprit de la peinture pompéienne à ces portraits miniatures insérés dans des médaillons très à la mode à cette époque. Cependant, les fresques romaines n'ont exercé qu'une influence limitée et le XVIIIe siècle n'a retenu qu'un vocabulaire décoratif déjà apprécié et connu tels que les Centaures, les danseuses et les petits Amours.

Les critiques débordent d'imagination pour qualifier la nouvelle école. Les autres noms données aux groupes sont péjoratifs et font référence, plus encore qu'aux sources historiques, aux méthodes d'enseignement inculqués aux peintres néo-grecs. Chacun donne sa formule. Elle est pour Baudelaire l'école des pointus pour qui "l'érudition a pour but de déguiser l'absence d'imagination" (3). Elle devient, sous la plume humoristique et acerbe de Nadar, l'école de la "peinture graeco-gracioso-ingro-hamoniste [...]" (4) faisant ainsi référence à un autre modèle pour les peintres néo-grecs, l'Antiochus et Stratonice (1841) de Ingres. Champfleury l'appelle l'école Gérôme ou école du calque, pour fustiger une peinture fondée sur la copie des vases étrusques. Relevant la différence d'exécution entre les coqs (bien réels) et les personnes (en marbre, dit-il) du tableau de Gérôme, Champleury est contre une conception de la peinture qui nie la nature : "ces jeunes Gérôme, Picou et le reste, ne voient même pas assez clair pour s'apercevoir que la peinture aussi niaise que distinguée manque de logique" (5). Tous dénoncent en commun le manque d'imagination et une certaine prétention à l'exactitude archéologique.

L'ESTHETIQUE NEO-GRECQUE

Le qualificatif qui convient sans doute le mieux pour décrire l'art des néo-grecs ne peut venir en définitive que d'une source littéraire. On pense en premier lieu à André Chénier (1762-1794) qui selon sa formule célèbre "Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques" voulait exprimer ses sentiments et son siècle sous une forme classique. Les néo-grecs ne font pas autre chose en peignant des scènes de la vie contemporaine retranscrites dans un cadre de vie plus ou moins fantaisiste inspiré de l'Antiquité.

Mais plus encore, c'est bien le terme d'anacréontique, en référence au poète Anacréon (6), qui semble convenir le mieux à la peinture néo-grecque. Précisons cette idée en faisant appel à ce qu'écrit Ackerman au sujet des peintres néo-grecs : "Leur classicisme, à l'opposé de celui, sérieux et sobre de Gleyre, se veut léger et spirituel à la fois dans les thèmes et les traitements", ce à quoi il précise que "le nouveau genre s'affirme d'un piquant et d'une érudition inhabituels, souvent érotique, toujours délicieux, coloré et sensuel" (7). Cette définition de la peinture des néo-grecs a l'avantage d'être claire et correspond bien au genre anacréontique. Cependant, qualifier la peinture néo-grecque d'anacréontique mérite quelques précisions sur le sens que l'on veut donner à cet adjectif. Il ne peut être compris ici que dans son sens dépréciatif afin de souligner que les effets recherchés par les néo-grecs dépassent la juste mesure d'un genre si prompt à tomber dans l'affecté et l'artificiel. Au-delà de cette définition un peu théorique, ce qualificatif a un sens concret dans la mesure où, selon Walther Fol (8), L'Amour en visite de Jean-Louis Hamon, aurait été inspiré d'Anacréon. Dans une toile comme Ma sœur n'y est pas (ill. p.123), Hamon arrive à exprimer la légèreté de son petit sujet sans tomber dans la mignardise. C'est d'ailleurs ce qu'apprécient ses contemporains et notamment Alfred de Tanouarn dont je retranscris ici l'avis : "Tout dans ce tableau est clair, simple et naturel, l'idée, les attitudes et les physionomies. Il fait naître sur les lèvres un doux sourire ; il nous cause une sensation de plaisir inexprimable sur laquelle on est heureux de s'arrêter" (9). Ses impressions qui nous paraissent aujourd'hui bien excessives nous indiquent comment pouvait être apprécié ce type de tableau au milieu du XIXe siècle. Considérée comme sa meilleure toile restée inégalée et dont la popularité fut immense grâce à la gravure, Ma sœur n'y est pas semble littéralement envoûter le spectateur. Et, si l'on souhaite jouer sur les mots, nous pouvons dire que c'est justement ce que souhaitait le peintre car sa devise n'était-elle pas d'affirmer que "le but de l'art est de charmer"? (10). Aussi, ce sont parmi les sujets les plus aimables que les néo-grecs puisent leur inspiration. La femme et surtout les enfants, habituellement placés dans des situations de jeunes adultes, ont une place omniprésente dans toutes les œuvres néo-grecques et sont presque toujours accompagnés de petits amours : "l'Amour, l'inévitable Amour, l'immortel Cupidon des confiseurs joue dans cette école un rôle dominateur et universel. Il est le président de cette république galante et minaudière" (11), écrit Baudelaire avec ironie au Salon de 1859.

En outre, comme le genre littéraire anacréontique, la peinture néo-grecque fait parfois usage du sens figuré et des symboles. Jean-Louis Hamon qui avait l'habitude d'écrire les pensées qui se rapportent au sujet d'un tableau avant de commencer à peindre, a élaboré des compositions dont le sens ne se délivre pas d'emblée et nécessite un exercice intellectuel soutenu par une bonne culture littéraire. Les critiques ne manquèrent pas de le faire comprendre plus ou moins férocement, en particulier au sujet du tableau l'Escamoteur qui fut même caricaturé à la manière de l'art égyptien (ill. p.124). "Serait-ce un épigramme contre les forts en thème" (12) demande Léon Lagrange ; de son côté, Olivier Merson constate qu'"avec cette manie de composer des rébus dont personne n'a le secret, pas même le peintre, on a tout l'air de vouloir narguer le public" (13). En fait, seul Gustave Planche, pour qui du reste, le sens moral de La comédie humaine (14), n'est pas difficile à saisir ("la sagesse de Minerve triomphant de l'Amour et de Bacchus n'est pas une énigme impénétrable" (15) dit-il), comprend l'engouement du public pour Jean-Louis Hamon en écrivant cette interrogation : "Comment ne pas contempler avec bonheur ces bambins à la chevelure blonde, dont la mère essuie les larmes avec des baisers ?" (16). Là, réside le succès de la peinture néo-grecque qui sait toucher le public dans ses sentiments par de petites scènes pleines de douceur et de spontanéité.

LES CRITIQUES

Les commentaires concernant la production de l'école néo-grecque sont ceux réservés à un genre mineur durant une période où les critiques regrettent l'engouement pour la peinture de genre. Cependant, pour certains d'entre eux, la peinture néo-grecque a été bien accueillie lorsqu'elle a été perçue comme une renaissance de l'art domestique pompéien. C'est ce que pense Alfred de Tanouarn quand, en 1870, il considère que Hamon, plus Grec que Breton, est le continuateur direct des artistes antiques (17) : "Il lui sembla qu'il avait été l'un des artistes qui avaient décoré les murs d'Herculanum ou de Pompéia, et qu'il reprenait son labeur interrompu par l'éruption du Vésuve" (18). La nouvelle école de peinture, pense-t-on alors, peut donner un écho de l'art antique. Mais très vite, les critiques sont déçus car le développement de l'école néo-grec est loin de répondre à l'attente que les peintres semblaient promettre. Edmond About, par exemple, écrit en 1858, au sujet de Hamon :

J'aime mieux donner un conseil au charmant esprit qui a deviné la petite Grèce et mis une saveur d'antiquité si douce et si fine dans ses premiers ouvrages [...] Allez chercher un modèle, dépouillez-le de ses guenilles et retrouvez dans les lignes de son corps l'esprit des peintres de Pompéi, que vous avez failli rencontrer autrefois.(19)

Il est vrai, qu'à cette date, la peinture a pris une orientation que tous les critiques condamnent. Même Théophile Gautier, le plus fervent défenseur des néo-grecs, reproche à Hamon la légèreté de son coloris. Mais surtout, ce sont les thèmes abordés, de plus en plus mièvres et puériles et parfois même complètement insensés, qui provoquent la colère de tous. Edmond About avertit Jean-Louis Hamon des risques encourus par cette manie de compliquer chacune de ses œuvres :

Si vous faîtes un pas de plus, l'an prochain vous nous peindrez sur un fond d'assiette une jeune fille qui fait frire des roses. Dans deux ans, une rose qui fait frire des jeunes filles. Dans trois ans n'importe quoi : cette aberration du cerveau ingénieux ne s'arrêtera qu'à la folie. Revenez donc résolument en arrière. Laissez les malices fades à MM. Isambert, Glaize et Picou.(20)

La peinture néo-grecque, est en effet très menacée puisque son désir de plaire et de surprendre la pousse à de plus en plus d'excès. Ayant dépassé les limites du genre anacréontique, pittoresque, aimable et frivole, elle tombe dans la mignardise et dans une recherche si alambiquée qu'elle devient ridicule. Cette décadence certaine de la peinture néo-grecque n'empêche cependant pas des artistes comme Coomans, Aubert ou Dantan a poursuivre leur vie durant dans cette voie bien après le départ de Hamon en Italie qui ne peut supporter le déferlement de critiques qui s'abbattent sur lui.

LA PEINTURE NEO-GRECQUE FACE AU REALISME

Alors que les peintres néo-grecs doivent faire face à des critiques de plus en plus acerbes, Olivier Merson lui reconnait en 1861 une place de premier ordre puisque, selon son opinion, elle a "lutté" contre le réalisme. L'apparition des œuvres néo-grecques au moment précis où Courbet présentait ses toiles novatrices, aurait permis de contrecarrer les conséquences néfastes d'une peinture jugée provocante et subversive. Les propos de Merson, critique bonapartiste, mérite à cet égard d'être longuement cités :

Mais ce qui assigne surtout à l'école néo-grecque une place dans l'histoire des arts de ce temps-ci, c'est qu'elle est venue juste à temps pour contre-balancer l'influence des réalistes, lorsque les barbares ont fait leur dernière invasion parmi nous. [...] elle a su retenir l'attention du public, l'empêchant de s'égarer sur les productions de peintres pour qui sont indifférents le choix de la pensée et des personnages, et sa théorie, bien que flottante en plus d'un point, n'a pas peu contribué à faire ressortir ce qu'a de profondément révoltant la doctrine de ceux qui érigent en qualité des défauts avérés et qui veulent que l'art soit exclusivement l'imitation de la nature dans ce qu'elle a de plus trivial, de plus commun, de plus abject.(21)

Sans doute, Olivier Merson donne-t-il ici à la peinture une force qu'elle n'a pas. En revanche, il est indéniable que le choix du public s'est porté spontanément vers la peinture néo-grecque. Maxime Du Camp montre bien la concordance chronologique et l'antagonisme radicale des deux écoles :

Sans recourir aux légendes, aux ballades, aux lais et aux virelais, sans s'éprendre de ce moyen-âge qu'on doit respecter, ils nous ont intéressé en représentant des faits journaliers pleins d'une vie active et parfois brutale. Pendant que ces hommes convaincus cherchaient simplement autour d'eux les éléments de succès mérités, une école rivale presqu'ennemie, prenait naissance à peu près dans le temps où l'on voyait apparaître en littérature la petite église dite du Bon sens. Des peintres, qu'on appela les Pompéistes, consacrèrent leur talent, généralement froid, mais souvent gracieux, à l'exaltation d'un petit Olympe couvert de petites déesses, de petits dieux et de petits amours ; tout cela fut joli, joli, joli, mais mièvre et insignifiant.(22)

A la "vie active et parfois brutale" des réalistes, les néo-grecs opposent un monde idéalisé et sensuel où seul le plaisir est représenté. Dans les œuvres néo-grecques, l'Antiquité est vue sous l'angle de la quotidienneté la plus banale et n'est prétexte finalement qu'à des scènes futiles. De cette façon, la vie moderne non seulement se mesure à l'Antiquité et se veut son égale mais la dépasse en excluant tous les sujets nobles. La scène contemporaine décrite dans un cadre historiquement situé, au moins dans l'imaginaire, prouverait que la vie bourgeoise est digne d'être peinte au même titre que la vie des Anciens dont on célèbre depuis des siècles, la sagesse et la grandeur. En d'autres termes, on pourrait déceler des implications idéologiques évidentes puisque la vie bourgeoise, ainsi représentée, accède à une image noble et se crée de cette façon une légitimité qui trouve sa justification dans l'histoire. Dans son étude sur le réalisme officiel du Second Empire (23), Albert Boime va plus loin encore en considérant que la peinture néo-grecque, une des formes de ce réalisme officiel a été encouragée par Louis-Napoléon pour qu'elle s'oppose aux tendances radicales du réalisme. Il souligne en particulier la place de Théophile Gautier, "critique notable du Moniteur, et favori de la Cour impériale [qui] joua un rôle d'intermédaire entre le soutien du gouvernement et les jeunes néo-grecs".(24) Cependant, même si les artistes néo-grecs ont été glorifiés par des récompenses aux salons, nous avons vu à quel point leur peinture a été mal accueillie par la plupart des critiques. D'autre part, comme l'indique Chennevières dans ses mémoires,

Aux salons de 1852 et 53, l'Empereur encore réservé dans ses choix, n'acquérait guère que des tableaux d'inégales importance, dont le sujet amusait son goût pour les scènes familières ou pour les costumes militaires.[...] Mais à partir de l'exposition universelle de 1855, l'Empereur se lança dans l'acquisition d'œuvres capitales, gardant toutefois pleinement l'initiative personnelle de ses choix.(25) (26)

A cela, on peut ajouter que les petites scènes de genre des néo-grecs furent achetées par l'Impératrice qui appréciait particulièrement Jean-Louis Hamon pour la grâce de ses compositions (27). Par ailleurs, le public était plutôt admiratif pour l'aspect plaisant et touchant des tableaux que pour son hypothétique contenu idéologique. Aussi, la peinture néo-grecque qui n'a duré véritablement que quelques années, entre 1848 et 1865 au maximum fut une simple tentative de créer un art aimable qui a été victime de sa recherche du joli.

2. TOULMOUCHE ET LES ANNEES 1850-1857

Les premières œuvres et la peinture néo-grecque - Vers la peinture de la vie moderne - Place de Toulmouche

LES PREMIERES OEUVRES ET LA PEINTURE NEO-GRECQUE

Les débuts de Toulmouche sont peu connus et ce n'est pas dans ce travail que je pourrai répondre à l'attente de William Hauptman qui regrette, dans son article sur l'atelier de Delaroche et de Gleyre, le manque d'informations sur la période de jeunesse de Toulmouche et ses rapports avec Gleyre.(28) En effet, très peu d'œuvres recensées pour la période couvrant les années 1848 à 1856 peuvent être localisées. Parmi les vingt premiers numéros du catalogue, trois tableaux seulement sont avec certitude de genre néo-grec. Par chance, ils sont conservés dans les réserves de deux musées de la ville de Nantes (29). Nous n'avons pas connaissance par une reproduction ou une description écrite des tableaux intitulés Après le déjeuner et Le premier pas. Cependant, si l'on en croit Louis de Kerjean, il s'agit de "tableaux dans le genre néo-grec" (30), tout comme La terrasse dont on a une description par Théophile Gautier (31). En définitive, avant 1853, les seules œuvres de Toulmouche dont l'existence est attestée par les livrets des Salons sont essentiellement des portraits. Le seul tableau religieux, le Joseph et la femme de Putiphar de 1852, qui doit être considéré comme un exercice d'école, ne nous autorise pas à affirmer qu'il voulait s'engager dans une carrière de peintre d'histoire. Toutes ces lacunes et incertitudes nous mettent dans l'impossibilité de préciser l'année durant laquelle il aborde la peinture néo-grecque. Les notices biographiques ou nécrologiques ne nous renseignent guère plus. Elles sont d'ailleurs assez vagues sur ce sujet. Le nom de néo-grec, pompéien ou néo-hellénique n'est même pas prononcé et c'est en terme de peinture d'histoire, suite au succès du Joseph et le femme de Putiphar au Salon de 1852 que les critiques parlent des années 1850. Pour tous, cette décennie apparaît comme le court préliminaire d'une carrière exclusivement tournée vers la représentation de le femme bourgeoise dans ses activités quotidiennes.

Le premier tableau néo-grec connu est La leçon de lecture exposé à l'Exposition Universelle de Paris en 1855. Une jeune femme tenant un album d'images sur ses genoux, enseigne les rudiments de la lecture à ses deux enfants. Malgré les jeux champêtres qui ont précédés la leçon, comme en témoignent les fleurs sortant du chapeau de paille, les deux enfants sont tout entier absorbés par l'illustration. La composition s'intègre dans la forme circulaire du tableau qui, avec son magnifique décor de feuillages, participe à l'effet recherché. Toulmouche, en effet, présente une peinture décorative où la couleur historique doit laisser place à une scène aimable et précieuse. Parée de tous ses bijoux, bagues, bracelets et colliers de perles, les cheveux noués d'un ruban, la jeune mère est issue directement du monde contemporain; de même, sa tunique et celle de ses enfants ont peu de chose en commun avec le peplos antique...

Suivant l'exemple de Jean-Louis Hamon, le monde de l'enfance est devenu le sujet de prédilection des peintres néo-grecs. Leur innocence et leur curiosité spontanée fournissent à Toulmouche des thèmes originaux dans lesquels le peintre peut déployer toute son imagination pour séduire ou amuser. C'est le cas dans La terrasse ou dans le tableau conservé au Musée Dobrée de Nantes sous le titre Un baiser!. Dans celui-ci, un bambin se tenant à peine debout est soutenu par son père et s'élance les bras en avant, vers sa mère pour, croyons-nous, lui donner un baiser. Devant une composition de ce genre, le spectateur d'aujourd'hui n'est pas certain du sens de l'œuvre et des intentions de l'artiste. Les restes du repas, le lieu de la scène ne trouvent pas de justification à ses yeux. Le tableau intitulé Femmes et enfant à la fontaine, également conservé au Musée Dobrée, est pour nous une énigme et l'érudition en matière d'histoire mythologique ou antique ne serait sans doute pas d'un grand secours. Par ailleurs, si ces tableaux étaient destinés à la décoration d'un hôtel particulier, l'interprétation devrait sans doute tenir compte du désir du commanditaire. En effet, datés de 1856, il s'agit peut-être d'une partie de la décoration demandée par la famille Say ou une autre famille nantaise.(32)

Compte tenu des éléments dont on dispose, la peinture néo-grecque de Toulmouche semble occuper une place assez réduite dans son œuvre. Quoiqu'il en soit, nous pouvons affirmer qu'elle concerne une très courte période de son activité que l'on peut situer entre 1853 et 1857. Arrivé à Paris en 1847, Le jeune peintre était en formation et sans doute peu aguerri à l'exercice de compositions plus élaborées. De fait, au moment où ses amis Picou, Gérôme et Hamon, tous plus âgés que lui, sont accueillis avec châleur par le public et les critiques, Toulmouche est un tout jeune débutant probablement enthousiasmé par leur succès mais qui subit davantage l'influence néo-classique de son professeur Charles Gleyre.

VERS LA PEINTURE DE LA VIE MODERNE

Face aux attaques des critiques et à la relative désaffection du public (33), Toulmouche est finalement l'un des rares peintres parmi les néo-grecs, à changer de genre. Ses "biographes", qui assimilent curieusement la peinture néo-grecque à de la peinture d'histoire, estiment que Toulmouche était destiné à choisir des sujets plus en rapport avec sa personnalité. "C'est, nous dit Reyer (34), dans une voie toute différente que sa vocation devait l'attirer bientôt. Les scènes de la vie mondaine, les élégances parisiennes, répondaient mieux, du reste, que les sujets historiques à ses goûts, à ses habitudes, à son esprit si primesautier, à son humeur enjoué, et aussi à son tempérament artiste." Dans le Progrès de Nantes et de la Loire-Inférieure du lundi 20 octobre 1890, on ne dit pas autre chose : "Après avoir hésité entre la peinture d'histoire et celle de genre, il eut le bon esprit de se laisser aller à son véritable tempérament, qui le portait vers cette dernière. Il se mit à traiter des scènes intimes et familières, dont il puisa la plupart des motifs dans la vie élégante et mondaine." En somme, de là découlerait tout naturellement un succès rapide et mérité.

Cependant, le choix de Toulmouche pour les scènes de la vie moderne est plus certainement encore une réaction et finalement un accord avec les commentaires des critiques. Delécluze, dès 1855, considère l'apparition des peintres néo-grecs comme "une fantaisie passagère" (35) maintenant que Gérome s'intéresse à la grande peinture d'histoire. La même année, Maxime Du Camp, annonce une déroute totale des néo-grecs : "Cette petite école a fait son temps" écrit-il, "nul ne s'émeut aujourd'hui à ses essais demeurés infructueux" (36). Deux ans plus tard, à l'occasion du Salon de 1857, il n'a pas de mots assez durs pour parler de l'école néo-grecque et plus particulièrement de la peinture de Jean-Louis Hamon, le nouveau chef de file : "cette peinture-là est tombée en enfance, elle bégaye, elle ne parle plus, elle dit papa, maman, nanan, dada, etc..." Aussi, voyant l'orientation prise par Toulmouche, Du Camp écrit avec soulagement :

M. Toulmouche expose des portraits. Est-ce que par bonheur, nous serions enfin délivrés des petits Amours, des petites Vénus, des petites Psychés, des petites Muses, des petits lupanars et de tout ce dictionnaire de la Fable, obscurci et diminué par des jeunes gens qui ont bien mal employé, à cette ingrate besogne, le talent qu'ils avaient acquis ?(37)

Notons au passage que Du Camp ne mentionne pas Le baiser maternel, cette première œuvre de Toulmouche qui représente un véritable épisode de la vie contemporaine. Cependant, cela peut se comprendre puisque que Toulmouche est le peintre néo-grec le plus proche de la vie moderne ; il n'a jamais peint, à ma connaissance, des tableaux curieux et compliqués à la manière d'un Jean-Louis Hamon et c'est pourquoi, il est encore considéré comme néo-grec au Salon de 1857. Mieux, pour Thomas Arnauldet, Toulmouche est "l'un des plus fidèles à cette école dont l'existence est gravement compromise depuis l'abus que M. Hamon a fait de ses principes."(38) Le baiser maternel est très peu différent, en effet d'un tableau comme La leçon de lecture : l'enfant porte la même chemise et on y retrouve surtout le même état d'esprit. Le thème, celui de l'enfance et de ses élans affectifs, n'est rien d'autre que celui de la toile intitulée Un baiser!. Il n'y a pas de rupture brutale entre les deux genres mais continuité ou plus précisément glissement d'un genre à l'autre, ce qu'exprime parfaitement Théophile Gautier en 1859 lorsqu'il écrit que Toulmouche "applique à des sujets modernes la recherche ingénieuse que met à ses pastiches pompéiens l'école néo-grecque".(39)

PLACE DE TOULMOUCHE

Les critiques adressent à Toulmouche un seul reproche, la sécheresse de sa technique, cet "abus des détails inutiles" (40). En 1861, Olivier Merson lui conseille de sacrifier "quelques menus détails sur lesquels il s'appesantit avec une complaisance trop égale et trop marquée". Cependant le critique affirme essentiellement la réussite de Toulmouche "dans le genre de la vie contemporaine grâce à ses antécédents néo-grecs" qui, précise-t-il l'empêchent de "se perdre comme tant d'autres, au milieu des exigences modernes" (41). La minutie du détail et l'uniformité du rendu pictural pour tous les plans du tableaux sont aux yeux du critique des défauts bien secondaires car Toulmouche, avec son goût du raffinement et de la beauté, s'oppose radicalement au réalisme. Nous avons vu auparavant comment Olivier Merson attribue un rôle très important à la peinture néo-grecque dont l'apparition coïncide avec le "scandale" retentissant de Courbet. Lorsque le peintre Franc-comtois présente neuf toiles au Salon de 1850-1851 dont l'Enterrement à Ornans, Les Paysans de Flagey et Les Casseurs de pierres, tous les critiques s'insurgent et voient dans ces œuvres inspirées de la vie contemporaine une glorification de la vulgarité et de la laideur. Aussi, il est symptomatique de constater que Toulmouche est toujours cité parmi les néo-grecs en 1861 par ce même Olivier Merson alors que le peintre ne fait plus partie du groupe depuis quatre années. De cette manière, l'auteur entend souligner les liens très forts qui unissent les scènes de la vie contemporaine situées dans un cadre antique et les sujets dorénavant adoptés par le peintre. En effet, le monde moderne que Toulmouche voit (et donne à voir) est aussi idéal et idyllique que l'Antiquité de sa peinture néo-grecque. Dans le Baiser maternel, cette toile qui inaugure la nouvelle activité du peintre, la nature arcadienne laisse place au décor feutré d'une maison bourgeoise. Le lien entre l'Antiquité et la vie moderne ne se limite donc pas à la peinture néo-grecque mais, d'une certaine manière, se prolonge avec la peinture de Toulmouche, une peinture consacrée exclusivement à la représentation de scènes bourgeoises agréables, correctes et parfaitement "inoffensives". En d'autres termes, Toulmouche, avec ses "antécédents néo-grecs", s'engage dans la voie des sujets modernes sans passer par le réalisme mais en adoptant un modèle esthétique où les conceptions morales et intellectuelles de la société pouvaient se reconnaître. De ce point de vue, Toulmouche, un des premiers peintres à composer des scènes inspirées de la vie bourgeoise du Second Empire occupe une place particulière durant cette période de l'histoire de l'art agitée par la question de la modernité. Aussi, avant d'étudier les caractéristiques de ses œuvres, il convient de définir qu'elle était le contexte artistique et idéologique aux alentours des années 1860 afin de comprendre l'accueil et le devenir de ces nouveaux sujets.