TOULMOUCHE, PEINTRE DE LA PARISIENNE

L'attente, 1867
Le billet, 1883
Apparition d'un nouveau genre : la "Parisienne"
Etude de l'oeuvre de Toulmouche

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. APPARITION D'UN GENRE NOUVEAU : LA "PARISIENNE"

La peinture de genre, l'histoire et la vie moderne - Les premières œuvres de la vie contemporaine - Vers le thème de la Parisienne - La Parisienne : un nouveau genre ?

LA PEINTURE DE GENRE, L'HISTOIRE ET LA VIE MODERNE

Après l'exposition universelle de 1855, tous les commentateurs de la vie artistique professent la même opinion : la peinture de genre, fortement représentée par tous les pays d'Europe, a tendance à remplacer la peinture d'histoire. Pour Maxime Du Camp, "la division des fortunes, l'exiguïté des logements, la démocratisation heureusement croissante des mœurs", expliquent le succès du genre et lui donnent logiquement "le premier rang parmi les arts appropriés à notre civilisation" (1). Delècluze propose une autre analyse. Il voit dans ce changement les conséquences du mauvais exemple de la France qui a bouleversé la hiérarchie des genres :

[...] En effet, c'est chose assez commune aujourd'hui de voir des toiles de 20 à 30 pieds représentant des actions et des personnages contemporains traités avec cette exactitude vulgaire qui caractérise une peinture de genre, tandis que la plupart des peintures de genre, au lieu de prendre la nature sur le fait, au lieu de représenter les habitudes, les costumes et les mœurs du moment, font au contraire de l'archaïsme, vont chercher leurs inspirations dans les temps passés, et par cela même se trouvent dans la nécessité de consulter d'anciens tableaux, de les copier même jusqu'à un certain point, pour obtenir, à l'aide d'une érudition puérile, la vérité qu'ils ne devraient saisir qu'en consultant la nature.(2)

Delécluze fustige ces procédés car ils ne tiennent pas compte du rapport qui doit exister entre la noblesse du sujet et son traitement. Courbet, rendu responsable de l'invasion des sujets triviaux et de la dégénérescence de l'art par un bon nombre de critiques, est ici implicitement mis en cause. Mais Delécluze proteste aussi contre tous ces peintres qui "dédaigneux des scènes familières qui se multiplient journellement sous leurs yeux, vont consulter les compositions de Terburg, de Gérard Dow, de Watteau et de Baudoin pour étudier les mœurs, non sur la nature, mais d'après des tableaux" (3). Les tableaux de Meissonier (4), pour citer l'un des peintres les plus côtés de l'époque, présentaient de petites scènes sans importance où les personnages minutieusement peints, étaient habillés du costume du XVIIIe siècle. La vogue pour ce type de tableaux fut immense et aucune époque de l'histoire ne fut épargnée. Avant la fin des années 1860, les critiques décrivent une situation d'étouffement face aux innombrables pastiches des peintres anciens et se profilent dès lors l'idée que seules les scènes inspirées de la vie contemporaine peuvent être traitées par les peintres. En 1857, Thomas Arnauldet exprime parfaitement cette opinion :

Et ici, qu'on me permette d'exprimer une opinion que j'ai à peine indiquée à propos de MM. Robert Fleury, Comte, etc..., c'est que la peinture des mœurs contemporaines est peut-être la plus historique de toutes, et celle qui présente aujourd'hui les plus sérieuses chances d'exactitude et aussi de succès. Vainement quelques partisans du XVIIIe siècle de M. Meissonier, ou même de celui de M. Faustin Beisson, nous objecterons le mérite de ces artistes. Tout en appréciant à d'autres points de vue leurs œuvres, nous préfèrerons toujours étudier leur époque de prédilection dans les œuvres contemporaines. M. Stevens nous paraît donc donner à son talent une excellente et toute nouvelle impulsion, en cherchant autour de lui les sujets de ses tableaux. (5)

De ce point de vue, il est clair que les pastiches ont très peu d'intérêt parce que l'on ne peut pas peindre une époque avec authenticité sans y avoir vécu soi-même. En outre, si les peintres doivent s'intéresser à leur temps, c'est pour que leurs œuvres deviennent les témoignages d'une époque qui entrera à son tour dans l'histoire. Le désir de voir les artistes peindre des sujets modernes est ressenti plus vivement encore par ces hommes de la seconde moitié du XIXe siècle dont la vie est concrètement bouleversée par les applications de la science. Même le modèle antique paraît bien dépassé dans un monde qui vit une véritable révolution : "On découvre la vapeur, nous chantons Vénus, fille de l'onde amère ; on découvre l'électricité, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille. C'est absurde !" s'exclame Maxime Du Camp (6). Dans son panégyrique à Gavarni (7), "franchement, exclusivement, absolument moderne", Théophile Gautier exprime le même désir de voir l'art se revivifier au contact de la modernité : "le monde antique nous domine encore tellement du fond des siècles que c'est à peine si nous avons le sentiment de la civilisation qui nous entoure."(8)

A la fin des années 1850, la question de la représentation de la vie moderne passe par l'étude du costume contemporain. Baudelaire, dans Le peintre de la vie moderne, constate lui aussi la "tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens" (9), s'insurge contre cet "infaillible et infini moyen d'étonnement" (10) dont les peintres usent et abusent pour plaire au public et dénonce la paresse des peintres qui ne savent pas reconnaître la beauté du frac et de la crinoline. Selon l'opinion communément admise par les peintres, le costume masculin est impossible à traiter en peinture. "Le costume moderne les empêche, disent-ils, de faire des chefs-d'œuvre ; à les entendre, c'est la faute des habits noirs, des paletots et des crinolines, s'ils ne sont pas des Titien, des Van Dyck, des Vélasquez." (11) écrit Théophile Gautier dans un important texte daté de 1858 (12). Dans ce même texte, l'écrivain veut bien leur concéder le rejet du costume masculin mais rétorque aussitôt qu'"ils n'ont aucune objection plausible à élever contre le costume des femmes" (13). Au début de l'année 1857, Gautier regrettait déjà de ne pas voir la peinture s'emparer des sujets de la femme moderne. C'est seulement dans l'art de Gavarni, "sans prédécesseurs, ni rivaux à notre époque" affirme-t-il que "la femme de nos jours, absente des tableaux revit dans les historiques lithographies de notre artiste" (14). Mais surtout, Gavarni "a compris la Parisienne !, il l'a non seulement comprise mais aimée" (15). Là, réside le problème des peintres de son époque qui ne savent pas reconnaître toute la distinction et toute la beauté de la toilette féminine. Et de nouveau, Gautier en voit une conséquence directe de cette Antiquité mal comprise par les hommes de son temps : "Il faut toute la force de la fausse éducation classique pour n'être pas frappé de l'aspect charmant que présentent une sortie d'opéra, un cercle de femmes assises dans un salon, ou causant debout près d'une console ou d'une cheminée" (16).

LES PREMIERES OEUVRES DE LA VIE CONTEMPORAINE

Les idées de Théophile Gautier devaient circuler dans le milieu artistique parisien et plus particulièrement à la Boîte à Thé où l'écrivain, très proche des néo-grecs, y passait des soirées. C'est peut-être au cours de ces soirées que Toulmouche a été sensibilisé au discours de Gautier sur Gavarni (17). De fait, en juin 1857, Toulmouche présente, au Palais des Champs-Elysées, sa première toile moderne, une première tentative assez timide qui reste dans la continuité de la peinture néo-grecque. De fait, le tableau de Toulmouche passe plus ou moins inaperçu car, à ce Salon de 1857, c'est bel et bien Alfred Stevens qui propose de véritables sujets inspirés de la vie moderne (18) et qui connaît un triomphe éclatant : "La Consolation (ill. p.125) d'Alfred Stevens est à bon titre un des lions de l'exposition actuelle" (19) constate Maxime Du Camp.

Faisons appel une fois encore à Thomas Arnauldet qui montre très nettement où se situe l'intérêt de ces nouveaux sujets :

Dans ses deux autres toiles intitulées Chez soi et l'Été, M. Stevens nous prouve une fois de plus, avec moins encore, que la passion n'est point l'unique ressource pittoresque. Il a observé dans l'intimité de la maison - et il nous paraît indiquer là tout une nouvelle voie à explorer en peinture - les sentiments distingués, les manières élégantes et toutes les finesses honnêtes des jeunes femmes de notre temps, que trop d'artistes étudient au quartier Bréda. De cette manière, sa peinture touche à l'histoire en même temps qu'à la morale.(20)

Ce commentaire reflète bien l'accueil réservé à ces œuvres par les critiques. Les premières peintures de la femme moderne, dont on souhaitait l'apparition, ne créent pas l'évènement et ne reçoivent pas dans la presse le retentissement que l'on aurait pu penser. Pour la plupart des critiques qui considéraient que la vie moderne n'était pas un sujet de tableaux, les tableaux de Stevens sont à classer dans la peinture de genre et à ce titre, ils ne peuvent prétendre à une véritable reconnaissance (21). Le nouveau sujet proposé par Stevens n'est, après tout, qu'un de plus parmi tous les autres sujets anecdotiques qui inondent chaque année le Salon. Aussi, on salue essentiellement Alfred Stevens pour sa technique et sa science de la composition. Etant un peintre moins attaché à la minutie du détail comme le sont les autres peintres de genre, les salonniers rendent hommage à sa technique, à cette "certaine largeur dans la facture" comme écrit Maxime Du Camp (22). Ils témoignent aussi, et surtout, du succès remporté auprès d'un public très flatté de voir que la vie bourgeoise est devenue une source d'inspiration pour les peintres. Pour lui, l'intérêt de la toile intitulée Consolation tient au choix du sujet, dans le geste de cette jeune femme qui soulage le chagrin de son amie en deuil venue lui rendre visite avec sa fille. Au-delà de l'anecdote émotive (23), le spectateur peut s'identifier vis à vis d'une de ses pratiques sociales où s'exercent les sentiments les plus respectueux de la personne humaine. Bien évidemment, il en est tout autrement pour ce tableau de Courbet exposé au même Salon, Les demoiselles des bords de la Seine. Cette toile, également moderne par son sujet (24), et qui décrit l'instant de repos de deux jeunes femmes, (ce qui ne serait pas en soi une distraction condamnable, si les deux femmes en question n'étaient pas de mœurs faciles), provoque un scandale retentissant. La peinture de Courbet, dont on se doute bien qu'elle ne contient pas d'intentions morales, est aux antipodes de la peinture de Stevens.

VERS LE THEME DE LA PARISIENNE

Après le succès du Salon de 1857, Stevens ne quitte plus le thème des mœurs de la vie bourgeoise mais l'oriente dans une voie plus souriante que celle empruntée dans le tableau La Consolation (25). Dès lors, d'autres peintres suivent son exemple. Un nouveau genre, qu'il convient d'appeler le genre de la Parisienne, est créé et déjà promis à un bel avenir. Les artistes s'attachent à peindre la vie intime de la femme élégante, de cette femme qui règne à Paris durant tout le Second Empire. La Parisienne, c'est pour les peintres une action insignifiante à partir de laquelle ils composent tout l'atmosphère d'un cadre de vie, toute l'élégance d'une crinoline ou d'une robe à tournure. Femme sans mari et presque toujours sans enfant, la vie de la Parisienne est celle d'une femme oisive, rêvant à ses aventures sentimentales passées ou à venir et portant avec grâce toutes les parures de la mode. L'art de la toilette pour la Parisienne est une de ses préoccupations majeures. Au temps de la Princesse Eugénie, c'est sa raison de vivre et on répète a l'envi que la Mode et la Parisienne sont deux mots indissociables (26). Les peintres, par la description minutieuse de chaque pièce d'un vêtement, témoignent de cet état d'esprit qui fait de la Parisienne, un être un peu étrange et dont la sûreté de goût exerce une domination incontestée sur toutes les autres femmes.

Signalons cependant que ce genre tel qu'il est décrit ici, n'a pas été adopté par tous les émules d'Alfred Stevens dès les premières années de son apparition. C'est vers 1865 que les peintres s'inspirent des œuvres de Stevens pour qui le succès n'a cessé de progresser depuis 1857 (27). Son influence est plus grande encore après l'exposition universelle de 1867 où représenté avec dix-huit toiles, il connaît l'apogée de son ascension (28). Durant les premières années de 1860, les tableaux des peintres de la vie bourgeoise s'inscrivent dans un cadre familial, ce qui se concrétise généralement par le représentation des thèmes de l'enfance et en particulier des scènes de la maternité que Stevens, par ailleurs, a également traité. Ce constat nous permet de mieux comprendre certaines critiques. Alors qu'en 1861, Léon Lagrange remarque que "M. A. Stevens et M. Toulmouche semblent s'être voués à la réhabilitation du costume bourgeois actuel" où "à défaut de style, ils ont su y découvrir des beautés d'agrément" (29) ; alors que Chaumelin, en 1862, déclare que "MM. Toulmouche, Trayer et De Jonghe sont franchement modernes" (30), Théophile Gautier exprime une opinion plus nuancée devant les six toiles exposées par le peintre au Salon de 1861. Témoin du succès remporté par La montre, Le sommeil, Le premier chagrin ou Le billet, toutes ces œuvres lui suggèrent que "le meilleur moyen de se faire comprendre est de parler le langage de tout le monde". C'est ce qu'a voulu Toulmouche ajoute l'écrivain, avant de préciser que son talent est ainsi soumis "à un régime un peu affadissant" (31).

Aussi, si le thème de la femme bourgeoise fait entrer la vie moderne dans la sphère de l'art, c'est bien par la porte étroite de la mode qui confère aux œuvres une indéniable actualité. Mais enfermée dans un cadre trop restreint et confinée à la seule vie intérieure, les critiques ont vite perçu les limites d'une telle peinture incapable de satisfaire ce désir de modernité plus ou moins formulé vers 1860. Pour Baudelaire, ce n'est pas un peintre qui représente l'artiste de la modernité mais l'aquarelliste Constantin Guys (32), un véritable artiste, à ses yeux, qui a la faculté de voir le monde et la puissance d'en exprimer l'étrange beauté. Baudelaire ignore ces petites œuvres minutieusement peintes où les femmes sont vêtues à la dernière mode et préfère en revanche, les caricatures de Gavarni et de Daumier, qui sont également à leur manière des observateurs attentifs des mœurs de la vie contemporaine (33).

LA PARISIENNE : UN NOUVEAU GENRE ?

La présence de ses caricaturistes à cette époque nous permet de préciser le sentiment de nouveauté exprimé par les critiques devant les premières œuvres de la Parisienne. Ce sentiment s'explique essentiellement par l'apparition du costume contemporain dans des œuvres peintes et non par l'adoption d'une source d'inspiration qui serait restée inédite au milieu du XIXe siècle. En effet, bien que l'histoire de l'art européen aurait pu fournir aux artistes de très nombreux exemples de jeunes femmes élégantes surprises dans l'intimité de leur foyer, il semble que les peintres firent appel à des sources plus contemporaines et largement diffusées. Je pense en particulier aux lithographies de Devéria (34) représentant la vie familiale durant l'époque romantique. Il n'y a pas, en effet, de sujets traités par cet artiste qui ne se retrouvent pas chez les peintres de la Parisienne. Exceptées les scènes passionnelles systématiquement exclues du répertoire de nos peintres, comme cette série sur l'adultère par exemple, tous les thèmes sont absolument identiques et on a le sentiment que chaque peintre a forcément eu les planches de Devéria entre ses mains. Ainsi, dans Le petit importun de Devéria, un enfant monte sur les genoux de sa mère et l'interrompt dans son occupation tout comme dans La montre (1860) de Toulmouche et plus encore chez De Jonghe, un an plus tard avec La lecture interrompue (1861). Dans La montre de Toulmouche, on pense aussi au Mon Joujou de Devéria : un enfant assis par terre sur un coussin lève les bras pour attraper la montre que tient sa mère. La liste pourrait être très longue, je cite encore des sujets comme Le coin du feu (femme avec un éventail assise près d'une cheminée), Méditation (femme assise se tenant la tête après avoir lu un livre), Le mari dehors, la femme à la maison (Une femme cousant près d'un berceau), Le perroquet, Les apprêts du bal, Diplomatie (une femme écrivant entourée de ses amies), etc... et cette série dans laquelle chaque moment de la journée est associée à une composition décrivant une activité de la femme élégante. Cette source n'est sans doute pas la seule et l'on pourrait aussi chercher avec profit dans l'œuvre d'un artiste comme Compte-Calix qui, avant d'aborder la peinture de genre à la manière de Toulmouche et de Stevens, a produit des planches lithographiées et parfois coloriées représentant des scènes de genre avec des costumes de l'époque (Le Musée des dames, 1851, Vie élégante de la société Parisienne, vers 1860).

L'originalité des peintres de la Parisienne est donc de donner une version peinte à des sujets qui existent sous forme de lithographies avant le Second Empire. Seulement la composition et le style en sont très différents car l'exécution des tableaux est à la manière des peintres hollandais du XVIIe siècle, comme le font ces peintres de genre qui puisent leur inspiration dans les œuvres du XVIIIe siècle et qui connaissent un réel succès durant toute cette époque. Aussi, au moment où apparaissent les premières réflexions sur le concept de modernité, les écrivains de la vie artistique jugent les œuvres de Stevens ou de Toulmouche comme toutes les autres peintures de genre malgré le caractère très actuel de leurs sujets.

2. ETUDE DE L'ŒUVRE DE TOULMOUCHE

Présentation thématique - Composition, technique et art photographique - Toulmouche, un peintre narratif - Le discours des critiques

PRESENTATION THEMATIQUE

Après une période néo-grecque assez courte, Toulmouche oriente son art vers le domaine de la Parisienne qui devient, toute sa vie durant, sa seule et unique spécialité. En examinant les œuvres du peintre réalisées entre 1860 et 1890, année de sa mort, l'idée première qui s'impose à l'esprit nous renvoie à cette image de la femme du XIXe siècle et notamment à la place qui lui était dévolue dans la société. Considérée comme un sujet de toute première importance, la question relative aux femmes a suscité beaucoup d'écrits au cours de la seconde moitié du XIXe siècle mais les trois extraits que je propose en guise d'introduction concernent plus spécialement la femme issue d'un milieu social aisé et sont datés des années 1868/1869, au moment où le genre de la Parisienne est à son apogée. Il s'agit de mettre en perspective les idées d'une époque et les images produites par des peintres comme Toulmouche. Voyons, à l'aide du premier texte, comment était perçue la différence entre l'homme et la femme par un auteur qui, en préambule de son discours, prend le soin de dire qu'il est pour l'égalité des hommes et des femmes et qu'il défend une cause, celle de la femme :

Chez l'homme, c'est la raison, la volonté peut-être qui prédominent ; Chez la femme, c'est l'imagination, c'est la sensibilité car la Providence avait prévu que ces deux êtres, nécessairement unis, indispensables l'un à l'autre, avaient deux fonctions différentes dans la société humaine. [...] L'homme est fait pour le travail extérieur, voilà sa destinée, voilà sa grandeur ; la femme est faite pour la vie intérieure, sa place est au foyer domestique, et cette place est aussi glorieuse que la vie du dehors, qu'elle sache le comprendre.(35)

On ne saurait être plus clair. Cette façon de voir est comme un axiome à partir duquel s'échafaude toute une théorie. En effet, de cette vérité évidente pour tous découlent toutes les autres réflexions parmi lesquelles celles de l'éducation sont au tout premier plan :

On donne une instruction quelconque à la jeune fille, on lui enseigne un peu de grammaire, un peu d'orthographe, un peu de géographie, un peu d'anglais ou un peu d'allemand... un peu d'histoire, surtout de l'histoire sainte, c'est à dire de la légende. Voilà ce qu'on leur enseigne presque partout, au couvent comme dans les pensions ? Dans la famille, la mère croit souvent devoir compléter l'instruction, et qu'est ce qu'on enseigne à la jeune fille ! A modeler une romance, à frapper du piano, à tenir l'épaule gauche toujours d'accord avec l'épaule droite, à baisser les paupières en société, à sourire avec discrétion, jamais à rire,- le rire n'appartient qu'à la femme mariée, - à mettre avec art le nœud du ruban, et à pratiquer, en fait de toilette de bal, cette science du sous-entendu, qui consiste à laisser deviner ce qu'on ne peut avouer aux regards, c'est à dire qu'on lui enseigne le plus souvent ce qu'on appelle les arts d'agréments. [...] Ce n'est pas là la véritable éducation de la femme ; ce n'est une éducation que pour un quart d'heure, le quart d'heure qui précède le mariage, et il faut au contraire élever la femme pour le lendemain, car c'est à ce moment qu'elle a sa destinée et sa dignité, la plus grande de toutes, puisque le lendemain du mariage, elle exerce la plus noble fonction du monde, la fonction d'institutrice du genre humain par l'enfance. Faisons donc lui une âme à la hauteur de sa destinée.(36)

Ajoutons à ces lignes, qu'il est inutile de commenter, un dernier texte qui résume parfaitement ce que devait être la femme du XIXe siècle.

On s'occupe beaucoup aujourd'hui de l'éducation des femmes : tout le monde la veut solide et sérieuse. [...] Il faut élever la femme aussi bien que l'homme, mais différemment. [...] Qu'on parte de ce principe, on leur donnera la seule éducation sérieuse qui leur convienne, c'est à dire celle qui les prépare, comme épouse, à s'associer ou à s'intéresser aux travaux de leur mari ; comme mère, à se mêler aux études de leur enfants ; comme femme, à remplir tous les loisirs d'une vie souvent inoccupée ; comme créature de Dieu, à développer selon leur droit toutes leurs facultés spirituelles et morales.(37)

L'intérêt de ce texte, pour notre étude, est qu'il semble avoir été pensé pour décrire, point par point, tous les thèmes abordés en peinture par Toulmouche. Ses tableaux sont incontestablement pour nous, une véritable traduction en image de ce discours. Homme bourgeois marié à une jeune femme du même milieu, Auguste Toulmouche devait en partager toutes les idées. Certes, on ne peut pas présupposer de l'opinion exacte du peintre sur ce sujet ; cependant, Toulmouche décrit le milieu qu'il fréquente quotidiennement et où ces idées étaient couramment admises. Ainsi présentée, la thématique de Toulmouche semble un peu différente de celle de la Parisienne définie dans le paragraphe précédent. Il est possible en effet de discerner plusieurs périodes puisque des changements apparaissent dans le choix des sujets. Ils sont assez nets pour être signalés mais ne remettent pas en cause la principale source d'inspiration du peintre.

Toulmouche, l'un des premiers artistes français à peindre des scènes de la vie bourgeoise avant 1860, a d'abord peint la femme dans son rôle de mère. Pendant quatre années, entre 1857 et 1861 environ, ses deux thèmes de prédilection sont l'apprentissage de la lecture et l'éducation chrétienne. La jeune épouse exerce son rôle éducatif avec beaucoup d'application mais sait aussi réconforter et partager des moments de tendresse avec ses enfants.

En 1861, apparaît une toile d'un genre particulier qui s'apparente plus nettement au thème de la Parisienne. Il s'agit du Billet, "la toile favorite" (38) du public parmi toutes les œuvres exposées par Toulmouche au Salon de 1861. Le tableau, décrit minutieusement par Théophile Gautier (39), nous montre une jeune femme seule, vue de profil, tenant un bouquet à la main et s'apprêtant à lire un billet. Curieusement le succès de ce motif, particulièrement affectionné du peintre puisqu'il s'en inspira pour La lettre, La lettre d'amour et Le billet, n'a pas incité Toulmouche à exploiter immédiatement ce type de sujet. En revanche, Le Billet de 1861 inaugure, avec certitude, une nouvelle période de son activité puisque la vie amoureuse et sentimentale de la jeune femme devient au cœur de toutes ses compositions futures. Le caractère foncièrement différent des œuvres suivantes ne peut échapper à l'analyse. Après avoir magnifié la jeune épouse entièrement dévouée à ses enfants, Toulmouche porte son regard sur les jeunes filles bourgeoises qui s'éveillent à l'âge adulte. Mystérieuse dans la confidence, curieuse dans Le fruit défendu ou coquette dans le mariage de raison, le portrait de la jeune fille par Toulmouche insiste sur son caractère malicieux lorsqu'elle est laissée sans surveillance (40).

Ce type de composition est très vite remplacé par le thème de la jeune femme adulte, en un mot par le genre de la Parisienne. Dès lors, Toulmouche, comme tous les autres peintres de cette spécialité s'attachent à décrire les occupations des jeunes femmes aisées. Les thèmes les plus courants sont la lecture, l'attente du rendez-vous, la conversation entre amies (41), la rêverie, et plus rarement le chagrin et le départ du fiancé. Très peu nombreux, ils concernent tous, de près ou de loin, leur vie amoureuse et sentimentale. L'homme, très rarement représenté, pour ne pas dire jamais, est cependant toujours présent dans l'intrigue du tableau (42). Le rôle de la femme bourgeoise, à l'abri de toute idée de travail, est d'attendre son mari (ou son amant ?) dans ses appartements. Aussi, on compte très peu de scènes extérieures, ou alors la jeune femme apparaît dans des milieux protégés comme le jardin ou la serre (43) pour sentir une fleur ou composer un bouquet. Jusqu'à sa mort, Toulmouche resta fidèle à ces quelques thèmes qu'il ne cessa de peindre sans leur faire subir de notables transformations.

COMPOSITION, TECHNIQUE ET ART PHOTOGRAPHIQUE

Au cours de sa carrière, les compositions de Toulmouche n'ont pas évolué. Que la scène comporte un ou plusieurs personnages, le peintre place toujours ses jeunes femmes élégantes au centre de son tableau. Ce procédé appliqué systématiquement n'est pas sans créer une certaine monotonie et donne à l'œuvre de Toulmouche, plus que le choix restreint de ses thèmes, un caractère rigide et répétitif.

Si les compositions de Toulmouche n'évoluent pas pendant plus de trente ans, c'est parce qu'elles sont parfaitement adaptées au projet de l'artiste. Toute sa vie, Toulmouche désire peindre des sujets agréables grâce à la seule présence de jeunes femmes élégamment habillées. La comparaison de ses œuvres avec les gravures de mode de l'époque est particulièrement éclairante puisque dans ces gravures, les nouveaux modèles de robes sont portés par des mannequins représentés en entier, debout et dans des situations de la vie courante. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les photographes ne procèdent pas d'une autre façon lorsque les jeunes femmes fortunées de Paris viennent dans leurs ateliers pour immortaliser la dernière création d'un célèbre couturier. Dans les clichés de Félix Nadar (44), le modèle est placé devant une toile peinte qui descend jusqu'au sol ; il peut être aussi intégrè dans un décor plus ou moins sommairement reconstitué. Le portrait de Mme Neuraton se préparant à partir (ill. p.126) est un très bon exemple de ce type de mise en scène qui préside à l'élaboration de ces photographies. On peut d'ailleurs affirmer que Toulmouche utilise les mêmes méthodes pour composer ses tableaux dans la mesure où il n'est pas rare d'y trouver des éléments identiques dans plusieurs d'entre eux, comme ce divan Louis XVI (voir Tendre adieu et Le Billet) ou ce buste de femme, sans doute une terre cuite de Lévesque appartenant à l'artiste (45) que l'on retrouve dans Les orphelines et dans Les lilas blancs. Cependant cette pratique n'est pas propre à la photographie. Elle est courante chez les artistes depuis des siècles et nous savons tous que les tableaux de Vermeer, pour choisir un exemple en rapport avec notre étude, contiennent, pour la plupart d'entre eux, le même mobilier, les mêmes pièces de vêtements et les mêmes bijoux. La jeune femme en bleu de Vermeer (ill. p.126) et Le billet de Toulmouche présentent un sujet identique, une jeune femme lisant une lettre. Dans le chef-d'œuvre de Vermeer, l'anecdote est exclue et le peintre, par l'emploi d'une lumière douce et d'une peinture précise mais sans dureté, transfigure une simple scène familière pour nous en dévoiler toute la beauté. L'impression ressentie devant le tableau de Toulmouche est sans comparaison. Chez Toulmouche, ce n'est pas l'instant fugace qui est décrit mais une histoire avec un passé et un avenir formulés sans ambiguïté ; ce n'est pas le spectacle d'un monde silencieux et serein mais la représentation d'un espace confiné parfaitement incarné par la lourde tenture et les portes fermées (46). Dans les compositions du peintre, ce sentiment de "réclusion domestique" est partout présent. L'espace est hermétiquement clos, les ouvertures sur le monde extérieur sont absentes. Toulmouche place ses figures dans un seul plan et les situe dans un univers sans profondeur, toujours limité par la frontalité d'un mur ou d'un paravent. Cette frontalité, très nette dans l'une des rares toiles représentant une scène à l'extérieur, Dans le jardin, n'est pas sans rappeler parfois les toiles de fond utilisées par les photographes.

Toutes ces caractéristiques sont celles des photographies de mode de Nadar et même s'il est difficile d'affirmer une influence directe du photographe sur le peintre, l'art de Toulmouche est sans conteste très proche de l'art photographique. Un dernier exemple le montrera mieux encore qu'un long discours. Regardons le portrait de la comtesse Tiskiewicz daté de 1877 (ill. p.126) et comparons-le avec Le billet de Toulmouche exécuté en 1883. Dans les deux "images", nous voyons au premier coup d'œil les lourdes draperies, les fleurs (associées au charme et à la fragilité de la féminité) et surtout les traînes des robes ramenées volontairement au premier plan de la composition. Sous le pinceau de Toulmouche, on remarquera que la traîne de son modèle voit ses dimensions se développer au point d'absorber le sujet du tableau. Aussi, comme le démontre le mode d'élaboration et de composition de ces images, les photographies ou les peintures représentant des jeunes femmes de la haute-société parisienne visent avant tout à montrer de belles toilettes. Ce constat n'est pas pour nous surprendre sachant qu'à cette époque, le costume occupait une place considérable dans la distinction des hiérarchies sociales. Cependant, la similitude très forte que l'on peut constater ne doit pas nous faire oublier tout ce qui sépare la photographie de la peinture : la technique et le statut de l'image, portrait dans un cas, tableau de genre dans l'autre.

"Il faut éviter avant tout la peinture photographiée" (47), écrit Alfred de Tanouarn. Transition un peu grossière, mais qui résume parfaitement la pratique picturale de Toulmouche. Dans la biographie, nous avons vu comment Toulmouche a suivi une formation académique basée essentiellement sur la maîtrise du dessin et le rendu scrupuleux du moindre détail. Cet enseignement devait permettre d'acquérir un savoir-faire et en conséquence d'accéder au titre d'artiste peintre. Même si peu d'œuvres préparatoires en témoignent, Toulmouche applique durant toute sa vie les procédés de la technique académique. Les écrits de son dernier modèle, Andrée Mégard, montre quelle était l'état d'esprit du peintre lorsqu'il commençait un tableau : "Quand un modèle plaisait à Toulmouche, il l'engageait à l'année. Il lui était nécessaire de le bien connaître et de s'y habituer avant de commencer à peindre" (48). On imagine ainsi l'importante série de dessins et d'esquisses qui devaient précéder l'exécution de chaque tableau. Mais il apparaît que cette longue préparation n'était pas toujours suffisante. Reyer rapporte que Toulmouche, qui mettait "un soin extrême à donner à ses tableaux ce fini, cette délicatesse d'exécution" recommencait souvent plusieurs fois une figure pour atteindre la "perfection de l'idéal rêvé" (49). Chaque toile est en effet un véritable morceau de bravoure où toute trace de pinceaux est exclue. Mais pour le peintre, le culte de la technique n'est pas une fin en soi. L'habileté du métier est mise au service du sujet, et est indissociable d'une certaine conception de l'art où le moindre détail a son importance pour la compréhension et le succès du tableau. La "perfection de l'idéal rêvé" réside avant tout dans une expression, dans un geste, dans un effet général clairement exprimé.

TOULMOUCHE, UN PEINTRE NARRATIF

Le choix du sujet

Le tableau académique se doit de communiquer un sens à l'aide d'une technique aussi transparente et impersonnelle que possible car dans cette conception de l'art, la valeur du tableau se concentre dans le sujet. Pour Toulmouche, peintre de la Parisienne, choisir un sujet revient à explorer toutes les situations vécues par une certaine classe de la société et à sélectionner celles qui seront, selon lui, les plus appréciées auprès du public et des amateurs d'art. Le succès d'une peinture de genre dépend en effet de sa capacité à séduire ou à surprendre. Lorsque Toulmouche présente, dans Le fruit défendu, quatre jeunes filles enfermées dans une bibliothèque pour regarder des livres licencieux, le peintre désire incontestablement créer l'évènement au Salon de 1865. C'est ce qui arrive d'ailleurs à en croire le long article de la Gazette des Beaux-Arts rédigé par Paul Mantz, juste après l'ouverture de l'exposition :

Il n'est pas dans nos traditions de célébrer M. Toulmouche : évidemment notre silence avait tort, et le succès que l'artiste obtient aujourd'hui nous met en demeure de nous expliquer. Le Fruit défendu est un tableau très regardé. Parmi les visiteurs de l'exposition, tel qui, le soir venu, a déjà oublié les toiles les plus savantes, se souvient encore, et se souviendra longtemps de M. Toulmouche. Le choix du sujet y est pour beaucoup dans ce résultat. (50)

Le rôle des accessoires

Cependant, même lorsque le peintre s'attache à décrire une activité très simple et insignifiante, il y a toujours la volonté d'attirer l'attention par quelques menus détails bien choisis. Chaque élément du tableau possède en effet une signification précise qui doit être perçue par le spectateur. De fait, le peintre exige de lui une attitude particulière puisque l'art académique est un art de conventions qui présuppose une véritable lecture du tableau. A cet égard, Les orphelines, est une œuvre exemplaire, et à nos yeux presque caricaturale tant les moyens employés pour atteindre l'effet recherché sont grossiers et sans mystère. Analyser cette œuvre en détail allongerait inutilement ma démonstration ; il faudrait interpréter le sens accordé à tous les objets mais aussi en préciser le contexte socio-culturel et les implications idéologiques dont ils sont porteurs. Attardons-nous simplement sur cette immense fauteuil tapissé d'un tissu clair et fleuri qui s'oppose violemment aux robes de deuil des deux enfants. Il est de toute évidence l'objet principal du tableau. A lui seul, il explique le sujet, mieux il l'incarne car ce que Toulmouche représente est davantage l'absence définitive d'une mère que le chagrin de deux sœurs devenus orphelines. De fait, l'élément humain n'est pas véritablement au cœur du tableau. La composition le démontre puisque le fauteuil vide occupe autant de place que les deux enfants qui sont légèrement décentrés vers la droite. Mais si Les orphelines est une des rares œuvres dans laquelle la figure n'est pas exactement au centre de la composition, elle ne contredit pas les commentaires déjà énoncés sur l'organisation du tableau ; au contraire, elle le confirme en montrant l'existence d'un espace hiérarchisé, le milieu du tableau étant le plus parlant et le plus important. En outre, la présence très forte du fauteuil nécessite une interprétation de type littéraire qui rejette toute émotion dans l'appréciation du tableau. Autrement dit, le chagrin exprimé par les attitudes conventionnelles et rigides des deux jeunes filles n'est pas perceptible immédiatement mais seulement après une approche intellectuelle du sujet.

Dans les autres œuvres de Toulmouche, les objets se font plus discrets mais l'élaboration du tableau est toujours soumis au même principe : le peintre raconte une histoire en disposant plus ou moins négligemment divers objets, qui sont autant d'indices pour la compréhension du spectateur. Un objet peut-être aussi simplement décoratif, alors dans ce cas, il est en général révélateur de la mode du moment en matière de décoration intérieure et perçu comme tel par le public. L'éventail, le paravent japonais et le canapé Chesterfield peints par Toulmouche ne sont pas neutres pour ses contemporains : ce sont tous des éléments indiquant de précieux renseignements sur le goût et le position sociale de la personne.

Physionomie générale de la Parisienne

L'utilisation symbolique des accessoires ou du décor est un moyen efficace mais insuffisant pour un peintre comme Toulmouche qui, ne l'oublions pas, s'attache avant tout à décrire la vie quotidienne de la Parisienne. La narration du tableau s'organise, comme on l'a vu à partir de l'élément central, c'est à dire, plus précisément à partir de l'attitude ou de l'expression d'une jeune femme. L'exigence de lisibilité que requiert le tableau académique nécessite donc un vocabulaire gestuel codifié et compréhensible par tous. Le registre de Toulmouche en ce domaine reste limité, excepté dans les très rares tableaux mettant en scène un homme et une femme et dans lesquels le langage corporel est d'une importance capitale pour l'intérêt narratif du sujet. Dans des tableaux comme Le départ ou Le retour, l'attitude des personnes paraît même excessive et n'est pas sans rappeler le jeu théâtral des vaudevilles, très en vogue à cette époque. Dans les autres œuvres, les thèmes choisis par Toulmouche ne se prêtent pas à des mouvements du corps expressifs : les jeunes femmes oisives, occupées à lire ou à attendre, sont souvent représentées debout et immobiles dans le calme et le silence d'un salon. D'autre part, Toulmouche renouvelle très peu sa manière de présenter une action particulière et reprend sans cesse plusieurs motifs caractéristiques : la Parisienne à l'éventail du tableau intitulée Flirtation se retouve à l'identique, mais inversée, dans Une histoire amusante ; les jeunes femmes du Lilas blancs et de La lettre d'amour qui se penchent au dessus d'une table sont incontestablement les mêmes.

Toulmouche porte davantage son attention sur les parties du corps les plus expressives, les mains et le visage. La fragilité et la délicatesse des mains confèrent aux modèles des qualités d'élégance maniérée propre à la femme du monde. Mais le visage est sans conteste l'élément le plus important du tableau. Le peintre y travaille avec beaucoup de soin puisqu'il doit être capable, par une exécution parfaite, d'exprimer une émotion ou un sentiment pour le spectateur. Cependant, le registre des expressions est peu développé et se définit en résumé par un léger sourire et un regard pensif, parfois même mélancolique. On peut constater avec les critiques, que Toulmouche avec si peu de moyens, a la science de mettre une pensée généralement plus ou moins honnête et avouable dans chacune de ses figures :

"[...] avouons que M. Toulmouche répand sur les physionomies de ses personnages un air de mutine rêverie qui séduit tout d'abord. Probablement, il n'ignore pas ses aptitudes, car on retrouve un cachet identique dans toutes les têtes qu'il représente. Toutes ses femmes songent à leurs amours."(51)

Dans ce commentaire daté de 1863, Charles Gueulette montre bien comment le peintre veut séduire le public avec ses représentations de la Parisienne. Ayant un visage parfait, un nez long et fin, une petite bouche et de longs cheveux bruns ou blonds montés en chignon, les femmes peintes par Toulmouche correspondent toutes à un idéal de beauté aussi bien pour les femmes que pour les hommes de la seconde moitié du XIXe siècle. Certains critiques ne tarissent pas d'éloges pour les charmantes, les jolies petites femmes de Toulmouche, si coquettes et si séduisantes. D'autres en revanche remarquent avec pertinence que le peintre représente toujours le même type de modèle.

Mais les tableaux de Toulmouche ne sont pas seulement des représentations de jolies femmes. La lecture faite par les contemporains montre qu'ils pouvaient être ressentis comme des sujets à forte connotation érotique. Cette remarque concerne en particulier les sujets de la lecture. Il ressort en effet que les jeunes femmes sont souvent vêtues de robes très décolletées lorsqu'elles sont en train de lire une lettre ou un livre. Le tableau La liseuse exposé au Salon de 1870 et dont on connaît une version proche grâce au tableau intitulé Seule dans la bibliothèque, est caractéristique de ces oeuvres qui assimilent la lecture féminine à une activité plus ou moins "malsaine". Dans le Livre léger, Toulmouche, selon la méthode que l'on a décrit, montre sans ambiguïté la nature de l'ouvrage lu par les deux jeunes femmes en situant la scène dans une nature mal domestiquée et en donnant au vase qui les surplombe des anses figurant des têtes de satyres. Il est significatif que la caricature de Cham concernant le tableau La liseuse - qui ne présente pourtant aucun élément de cette sorte - soit accompagnée d'une légende (52), qui au delà de la plaisanterie, révèle l'existence d'une perception "fantasmatique". Toulmouche l'utilise afin d'attirer l'attention sur ses œuvres ou peut-être, plus simplement, afin de satisfaire une clientèle bourgeoise qui apprécie l'érotisme égrillard des nus de Cabanel et de Bouguereau. Pour un Anglais de l'époque victorienne, l'évocation érotique était très forte dans un tableau comme La liseuse ; c'était une œuvre, peut-on lire dans l'Athenauem du 11 juin 1870, digne des services du diable (53) mais que les compatriotes de Toulmouche pouvaient regarder sans rougir et même avec amusement.

Le choix des titres

La présentation des principales caractéristiques des œuvres de Toulmouche serait incomplète si l'on ne mentionnait pas le rôle des titres. Pour des tableaux où tous les effets sont minutieusement étudiés selon des conventions bien établies, le titre ne peut être choisi à la légère. Il n'est pas conçu comme une simple indication du sujet. Les œuvres de Toulmouche doivent susciter une perception qui, par association d'idées, s'opère dans la durée. De ce point de vue, le titre est à considérer comme le résumé d'une action et fait partie intégrante du tableau. Parfois, le titre est un commentaire qui s'ajoute à l'œuvre. Le peintre précise alors son intention au spectateur et intervient dans l'interprétation qu'il doit en donner. Avec Le fruit défendu ou Un livre léger, Toulmouche surenchérit sur ce que donne à voir le tableau. "Un livre léger , Hum ! c'est un titre grave !..." écrit Louis de Kerjean qui, malgré cela, feint de ne pas tout comprendre :

Et puis, il faut bien le dire, jointe à la délicatesse de la touche, au choix des figures, il y a toujours dans les tableaux de M. Toulmouche, une idée tant soit peu maligne, et qui a bien sa part dans le succés de l'œuvre : le Fruit défendu, Un livre léger, comme tout cela peint bien notre époque, et nous fait sourire avec malice ou tristesse ! Dieu nous garde cependant de penser que légèreté soit ici synonyme de grivoiserie ; mais nous gagerions que plus d'une visiteuse de l'exposition se sera dit secrètement : Que lisent-elles donc, ces belles liseuses, qui entr'ouvrent si joliment leurs lèvres roses, pour nous montrer leurs blanches dents ? - Croyons à un choix délicat et poursuivons notre revue.(54)

Mais le tableau intitulé L'Hiver est sans doute plus évocateur encore de la fonction des titres pour un peintre de genre comme Toulmouche. Voyons ce qu'en pense le critique Lucien Dubois qui définit en outre, sur le ton de l'humour, la véritable essence des tableaux du peintre :

L'Hiver : vous rêvez tout de suite de neiges, glace, frimas, paysage désolé et sombre, avec quelque vieille mendiante en haillons s'en allant, le long des haies dépouillées, glaner des branches mortes pour réchauffer ses pauvres membres engourdis par le froid et l'âge... Fi! le vilain rêve! Mieux appris, M. Toulmouche sait ce qui plaît à son aristocratique clientèle et, pour rien au monde, ne voudrait attrister les beaux yeux de ses admiratrices par d'aussi désagréables peintures.(55)

Ce qui plaît à sa clientèle, c'est une jeune femme en toilette de bal qui réchauffe ses pieds devant une cheminée avant d'aller danser. Dans cet exemple, la fonction descriptive du titre disparaît complètement et ne trouve sa justification que dans le discours narratif inspiré par le tableau lui-même. Ce titre n'est pas allégorique dans le sens propre du terme. En revanche, il affiche clairement la conception de l'art de Toulmouche et présente en un raccourci saisissant toutes ses aspirations.

Au terme de cette courte analyse thématique et formelle des œuvres, il ressort que les aspirations de Toulmouche sont celles d'un artiste ayant pour référence esthétique le modèle académique. Dans ce modèle, le tableau n'est rien d'autre qu'une retranscription en image d'une histoire ou d'une idée. C'est pourquoi, le rôle de l'artiste est de donner un sens à son œuvre afin que le spectateur puisse littéralement le lire et le comprendre. Selon les normes académiques, cet objectif doit être atteint par la perfection technique et par l'emploi d'un langage pictural conventionnel faisant appel aux sens "symbolique" des objets et aux expressions codifiées des figures. Toutefois, Toulmouche, en tant que peintre de genre, s'adonne à une peinture anecdotique dans laquelle le message ou le sentiment exprimés sont autorisés à être moins nobles que les sujets d'histoire. Le peintre n'hésite d'ailleurs pas à puiser son inspiration dans des sujets aimables parfois légers mais toujours dans les limites de la bienséance. Mais ces conclusions, sans doute trop générales, n'expliquent pas suffisamment l'originalité des œuvres de Toulmouche qui lui ont valu un grand succès pendant plus de trente ans. Aussi, il convient de faire appel à l'étude des comptes-rendus de Salons pour complèter cette analyse.

LE DISCOURS DES CRITIQUES

Les comptes-rendus de Salons sont généralement de longs commentaires descriptifs sur les œuvres, agrémentés de quelques idées théoriques. Mais les salonniers sont aussi de véritables chroniqueurs de la vie artistique parisienne qui nous font revivre l'ambiance de la grande exposition annuelle par quelques remarques sur les visiteurs. Les critiques ont l'habitude, par exemple, de mentionner quelles sont les toiles les plus regardées et les plus commentées.

En ce qui concerne Toulmouche, cette partie de la critique est sans doute la plus intéressante à étudier. Il faut bien reconnaître que les commentaires se portent sur la technique et plus encore sur le contenu de l'œuvre, cette approche étant significative de la prééminence du système académique. Les salonniers ne se préoccuppent guère de la facture de Toulmouche : on lui reproche parfois d'être trop précis mais tous constatent qu'il peint avec un fini extraordinaire qui plait à sa clientèle. En fait, ils retiennent pour la plupart le charme et l'élégance des jeunes femmes peintes par Toulmouche. Parfois, les critiques révèlent la réception des œuvres par le public, et d'abord, par les avis qu'ils dressent eux-même (comme on a pu le voir notamment avec le thème de la lecture) mais aussi par les réactions prêtées au public féminin auprès duquel Toulmouche semble avoir le plus de succès :

Inutile de dire que M. Toulmouche a obtenu auprès de ces dames son habituel succès de toilette. Nul ne s'entend comme lui à chiffonner soie, rubans et dentelles : c'est le Worth du pinceau, la Lucy Hocquet de la palette. Aussi, il fallait voir cette foule d'élégantes passer de sa brune Liseuse à sa blonde de l'Heure du rendez-vous ; vous entendre ces oh ! ces ah admiratifs discrètement poussés devant cette robe d'une coupe savante, cette coiffure au dernier genre, ces mille riens charmants et ruineux que la mode, où plutôt les modistes s'ingénient à varier.(56)

Deux ans après le commentaire de Lucien Dubois, les tableaux de Toulmouche sont toujours très regardés ; en 1872, Louis de Kerjean veut rendre compte d'un phénomène qui se renouvelle chaque année :

M. Toulmouche est assurément un de nos artistes les plus à la mode : c'est le favori de nos élégantes ; aussi, ne sommes-nous point étonnés de voir, à tous les Salons, ses tableaux entourés d'admiratrices aussi gracieuses que les personnes qui figurent dans les toiles admirées. (57)

Le tableau de Jean Béraud intitulé Le Salon de 1874 (ill. p.127) confirme parfaitement, par l'illustration, ce propos et montre aussi, comme le sous-entend Louis de Kerjean, que le Salon était un lieu de rendez-vous mondain, une occasion de se montrer. Quoiqu'il en soit, l'intérêt des femmes pour les petites scènes sentimentales de Toulmouche passerait donc par ce goût inconditionnel de la toilette qui semble tant préoccuper les jeunes Parisiennes. L'engouement pour Toulmouche est interprétée de différentes façons par les critiques. Lucien Dubois considère que le peintre a su se faire remarquer en présentant toujours le même type de tableau ; aussi, chaque année, les visiteurs ont la satisfaction de le reconnaître très facilement :

M. Toulmouche (de Nantes) se distingue au premier coup d'œil dans le groupe des peintres de genre. Il s'est composé une charmante famille de jeunes femmes, de jeunes filles et d'enfants qui, par la physionomie et l'arrangement de leur toilette ont une frappante similitude. Les expositions se suivent et se ressemblent ; mêmes personnages, mêmes scènes aussi à peu de chose près. C'est un procédé habile d'ailleurs pour fixer l'incontestable attention du public et graver un nom dans sa mémoire récalcitrante ; mais, d'un autre côté, cette monotonie n'est peut-être pas sans danger.(58)

Si le critique voit juste dès 1863, lorsqu'il remarque le manque de renouvellement des sujets, nous savons en revanche que le public a toujours été présent pour apprécier les œuvres de Toulmouche pendant encore au moins deux décennies. En 1880, Charles Bigot donne une toute autre explication. Pour lui, c'est le manque d'éducation en matière de peinture qui est responsable d'un tel engouement :

Faute de pouvoir apprécier la valeur de l'exécution, on s'arrête à la scène ou l'objet représenté, et, selon qu'il plaît ou déplaît, selon qu'il parle ou non à l'imagination, on admire l'œuvre ou l'on passe devant elle indifférent. [...] De là vient le succès des anecdotiers, des peintres de genre factice et facile qui avec leur pinceau dessinent plus ou moins bien et peignent comme ils peuvent des scènes de vaudeville [...] De là le succès des peintres d'étoffes, car ce que le public connaît le mieux, ce sont les plis d'une robe ou le froissement d'un satin ; il se pâme d'admiration devant ces reproductions exactes, sans se demander si le trompe-l'œil est difficile à exécuter ou si l'œuvre témoigne de véritables préoccupations artistiques.(59)

Certes, le critique déplore le manque de culture artistique mais entre ces lignes, on peut lire aussi un discours plus spécialement adressé aux femmes dont la spécificité de son caractère est, à cette époque, définit en rapport avec ses goûts : "Ce qui la touche [...], c'est la vie privée, la peinture des sentiments, tout ce qui brille, tout ce qui éclate, tout ce qui émeut" (60). Il faut donc adopter la plus grande prudence face aux opinions des critiques qui sont toujours masculins. N'est-ce pas Georges Rivière, qui, au contraire, fait appel à la femme et à son caractère sincère et spontané pour défendre la cause de l'Impressionnisme ? :

"Prenons des faits, vous avez été, Madame à l'exposition des Impressionnistes, vous y avez vu des tableaux pleins de soleil et de gaieté, et comme vous êtes jeune et jolie, vous avez trouvé les tableaux à votre goût, et vous y avez vu des portraits de femmes... [...] Car vous seule avez du goût, vous seule n'avez pas de préjugés, et c'est à vous seule que devraient s'adresser tous les peintres... Venez en aide aux peintres, combattez pour eux"(61)

Au delà de ces appréciations "psychologiques" qui dénotent parfaitement le clivage esthétique entre peinture académique et peinture impressionniste, constatons plus simplement l'attrait exercé par les œuvres de Toulmouche uniquement par leur forte valeur de contemporanéité, en particulier en ce qui concerne les costumes féminins. Déjà en 1861, Léon Lagrange, le comparant avec Alfred Stevens, écrit que Toulmouche "suit mieux la mode, il paraît connaître davantage le monde dont il se fait le poëte et l'historien" (62). Sans conteste, Toulmouche s'inspire de la société bourgeoise et aristocratique qu'il cotoie quotidiennement. Pendant toute sa carrière de peintre, les critiques font référence à la mode : "M. Toulmouche est la modiste des peintres" (63), "Les pensionnaires de M. Toulmouche [...] sont vêtues à la mode de demain " (64) écrit Paul Mantz au sujet du Fruit défendu, "C'est d'un goût parfait et d'une exécution qui doit rendre jalouse les plus habiles faiseuses" (65), affirme Louis de Kerjean qui souligne le soin extrême octroyé au rendu des étoffes. Rappelons-nous de cette femme vue de dos dans la toile intitulée L'Hiver, pour comprendre jusqu'où peut aller ce sens du détail et l'importance du costume dans l'œuvre de Toulmouche.

Tous ses tableaux pourraient être des illustrations pour un dictionnaire sur l'art de s'habiller durant la seconde moitié du XIXe siècle. Il n'est pas difficile de reconnaître la crinoline du Seconde Empire puis les robes à tournure qui rejette en arrière l'ampleur de la jupe en accusant la courbure des reins. La robe de La leçon de lecture, par exemple, datée de 1865, est caractéristique de la période 1861-1866 durant laquelle la crinoline est immense. Dans L'Eté, la robe de ville de la jeune femme, avec une longue traîne, est garnie de plis transversaux selon la mode des années 1870 (66). Aussi, on ne s'étonnera pas que certains tableaux de Toulmouche ont été reproduits dans les journaux de mode dont le nombre n'a cessé de grandir pendant tout le siècle. La lettre d'amour, gravée par Flameng et été photographiée et reproduite dans le Journal des Demoiselles (1834-1892) en 1871 et ce n'est sans doute pas un cas unique. Pour Emile Zola, les œuvres des peintres de genre comme Toulmouche ne sont rien d'autres que "des gravures de mode banales et inintelligentes, des dessins d'actualité pareils à ceux que les journaux illustrés publient" (67). Zola ne croit pas si bien dire en voulant souligner le caractère de ses peintures qui collent à l'actualité de la mode. La comparaison, nous l'avons vu, peut s'imposer effectivement en ce qui concerne la composition mais elle n'est pas recevable si l'on juge de la qualité du dessin et même de l'esprit du tableau. L'intérêt porté au costume dans les œuvres de Toulmouche reste tout de même subordonné à l'histoire anecdotique. La rigidité de la pose, le regard perdu des mannequins, le tout exécuté dans un style souvent naïf, font des gravures de mode des images beaucoup moins séduisantes que les tableaux d'un peintre qui rassemble sous ses pinceaux tous les moyens dont il dispose pour plaire. La modernité des sujets ne peut expliquer à elle seule l'engouement de ces jeunes femmes qui regrettent parfois, lorsqu'elles se font photographier dans leurs plus belles toilettes, la trop forte ressemblance : "les images sont trop véridiques pour donner satisfaction aux femmes, même aux plus belles" (68) écrira Félix Nadar après une longue expérience de photographe de "mode". Il est bien évident que la supériorité du peintre est de fournir une image réaliste, ne serait-ce que par l'emploi de la couleur, mais aussi parfaitement idéalisée. Cette idéalisation est extrêmement poussée. Elle l'est davantage qu'une photographie malgré les retouches souvent réalisées pour affiner une taille ou embellir un visage. La durée de pose pour une photographie ne permettait en outre d'obtenir une expression spontanée du visage alors que le peintre pouvait remettre sans cesse son travail jusqu'au résultat souhaité. De ce point de vue, les peintures de Toulmouche, considérées comme des œuvres d'art, ont une puissance d'attraction très forte puisqu'elles proposent un modèle de femme et d'élégance que chaque Parisienne aurait souhaité atteindre.

 

Toulmouche, en tant que peintre de genre, a été l'un des initiateurs d'un genre nouveau qui fut accueilli très favorablement dès le début des années 1860. Pendant toute sa carrière, il ne modifia ni sa manière ni ses sujets qui restèrent toujours très limités. En ce sens, l'évolution de sa production, montre que le peintre se satisfaisait d'une activité picturale qui lui permettait à la fois d'être apprécié du public, des collectionneurs et d'être reconnu par les institutions artistiques.

Le but de Toulmouche peut se résumer en une seule devise : peindre ce que le public connaît, comprend et aime regarder. Par la nature même de la spécialité de Toulmouche, la vie moderne bourgeoise, les visiteurs des Salons connaissent tous parfaitement le cadre de vie décrit par le peintre. Ils sont habitués à ces objets décoratifs, à ces paravents, à ces éventails et savent mieux que nous apprécier l'élégance et les subtilités d'une toilette. Si le peintre utilise habilement tout ce que représente ces objets, leur présence dans un tableau explique et le plus souvent confirme le sens d'un sujet qui s'impose d'emblée à l'intelligence du spectateur. Les thèmes de Toulmouche sont extrêmement simples et le geste quotidien le plus banal devient toujours le point de départ d'une anecdote riche de sens par association d'idées. Cependant, Toulmouche, peintre de la femme bourgeoise, exclut les moments déplaisants d'une vie domestique presque claustrale et consacrée le plus souvent à la lecture ou à la pratique d'un art. Ces choix sélectifs, plus révélateurs des mentalités de l'époque que représentatifs d'une situation réelle, lui permettent de composer des scènes élégantes, sentimentales et sans inquiétude, et donc en parfait accord avec l'attente du public. D'autre part, avec ses petits tableaux minutieusement peints et scrupuleusement exacts dans les moindres détails, Toulmouche répondait aux exigences des collectionneurs qui étaient rassurés par les œuvres au fini irréprochable.